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Le grand entretien

« Nous devons dessiner les contours du monde de demain »

Le grand entretien | publié le : 02.09.2019 | Muriel Jaouën

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« Nous devons dessiner les contours du monde de demain »

Crédit photo Muriel Jaouën

Le 26 novembre, ESCP Europe fêtera ses 200 ans. L’occasion, pour son directeur général, de faire le point sur les grands enjeux qui attendent la plus ancienne mais aussi la plus européenne des grandes écoles de management.

ESCP Europe va fêter son deux-centième anniversaire. Comment aborde-t-elle les transformations qui traversent la société ?

Certainement pas comme une « vieille dame », mais comme une start-up de 200 ans ! ESCP Europe, fondée en 1819, est la plus ancienne business school du monde. Cette résilience aux transformations successives du monde – hier révolution industrielle, aujourd’hui révolution numérique, demain révolution écologique –, elle la doit autant à sa capacité d’adaptation qu’à son souci d’anticipation. Une grande école de management ne doit pas seulement comprendre le monde dans lequel elle évolue, elle doit dessiner les contours du monde de demain.

ESCP Europe n’est plus un service de la CCI Paris Ile-de-France, mais un d’établissement d’enseignement supérieur consulaire. Qu’est-ce que ça change ?

Ce statut nous confère une identité juridique propre et donc une autonomie de fonctionnement, avec la perspective d’une diversification des sources de financement. La CCI Paris Ile-de-France détient toujours 99,9 % des parts de l’école – le reliquat revenant à l’Association des anciens et à la Fondation ESCP Europe. Sa dotation est de 5 millions d’euros, sur un budget annuel de fonctionnement de 111 millions. Mais à compter de 2021, nous ne recevrons plus un centime de la Chambre. Aujourd’hui, nous tendons vers un équilibre budgétaire qui doit donc être atteint en 2021, mais nos besoins de financement sont à la hauteur de nos ambitions : élevés ! Il nous faut investir massivement dans l’immobilier, la transformation numérique, la recherche et les student services. L’enveloppe à consentir tourne autour de 180 millions d’euros.La rénovation du campus de Paris devrait à elle seule coûter 100 millions d’euros.

Où trouver de nouveaux relais de croissance ?

L’actionnaire est décideur en termes de choix de financement. Le statut d’EESC permet une ouverture de notre capital à des investisseurs. Fin 2019, la Chambre mettra en place une holding regroupant ses 19 écoles franciliennes et les actionnaires pourront acheter des parts, soit par packages, soit sous forme d’actions spécifiques aux écoles. De nombreux investisseurs ont fait part de leur intérêt pour ESCP Europe. Par ailleurs, notre fondation monte chaque année en puissance.

L’arrivée de financiers dans le capital d’une école ne comporte-t-elle pas un risque de dévoiement ?

Une école n’est pas un produit marchand comme un autre. Il est légitime de s’interroger sur les effets possibles de l’ouverture à des fonds d’investissement susceptibles d’exiger des objectifs de rentabilité de 10 % ou 12 % par an. Je ne pense pas qu’il faille opposer a priori le business profitable et le « non-profit ». Les deux approches sont conjugables, de grandes entreprises comme Danone en ont même fait un modèle de développement. Je suis surtout convaincu que nous sommes à une période à la fois charnière et décisive de notre histoire, où il nous faut faire des choix ambitieux face à des enjeux concurrentiels accrus.

La compétition va-t-elle se traduire par un phénomène de concentration ?

C’est inéluctable. En France, on compte encore une trentaine de grandes écoles ! Il ne fait pas de doute que les acteurs qui n’auront pas atteint la taille critique disparaîtront, et plus vite qu’on ne le pense. Nous accueillons aujourd’hui 6 000 étudiants sur nos campus et ces effectifs ont vocation à grossir. Je m’inscris en faux contre l’idée reçue selon laquelle le fait qu’une école grandisse génère une dilution de la valeur des enseignements : en recrutant à l’international et en constituant un vaste réseau d’anciens dans le monde entier, nous augmentons notre sélectivité. Je crois beaucoup à la notion de coalescence, qui désigne la capacité à grandir plus vite et mieux en étant ensemble. ESCP Europe compte déjà 130 partenariats académiques dans le monde. Mais les alliances sont plus que jamais nécessaires.

À quelle échelle ?

Nous ne formons pas seulement nos étudiants à devenir des managers européens, mais des leaders internationaux, capables de gérer la complexité du monde. Le jeu ne se joue pas à une échelle nationale, mais internationale. Nous accueillons des étudiants d’une centaine de nationalités et comptons 60 000 alumni dans 150 pays. Avec 35 % d’étudiants européens non français, 25 % d’étudiants non européens et « seulement » 40 % d’élèves français, ESCP Europe est sans conteste la plus internationale de toutes les écoles de management. C’est la seule école construite autour de six campus, avec une organisation paneuropéenne totalement polycentrique. Nous nous inscrivons de longue date dans la fabrication d’un modèle unique de formation européen.

Face aux transformations du monde, les grandes écoles doivent-elles interroger leur propre modèle ?

C’est ce que nous faisons depuis le début, sinon nous ne serions plus là ! Qui dit nouveau statut, dit nouvelle organisation. Pour ESCP Europe, il s’agit d’entrer dans un monde en transformation, tout en conservant les ancrages qui ont fait notre force et nourri notre longévité. Notre identité européenne est un gage de diversité, d’interculturalité, de défense des valeurs sociales, économiques et politiques. Notre vision unique de l’entreprise et du management fera la différence face à la concurrence dans un monde global où les enjeux ne sont pas seulement économiques.

Quel regard portez-vous sur l’évolution du management en entreprise ?

Le management « moderne » peut être décrit au travers d’un bouquet de valeurs que je résume sous l’acronyme MISFITS, pour meaning, interdisciplinarity, system, focus, imagination, trust, sharing. Ou, en français : sens, interdisciplinarité, systémique, focus, imagination, confiance et partage. Les organisations du travail calquées sur des modèles d’autorité strictement hiérarchique sont devenues obsolètes. On n’acceptera plus demain – ni déjà aujourd’hui pour la génération entrant dans la vie active – d’être dirigé sans comprendre et accepter le sens de son travail. Ce qui suppose que l’entreprise se décloisonne dans ses frontières tant internes qu’externes. Internes en promouvant l’interdisciplinarité, l’intelligence collective. Externes en agissant comme partie prenante responsable de la société et, plus globalement, d’un monde en transformation profonde. Ces nouveaux impératifs managériaux sous-tendent bien sûr nos réflexions, notre recherche, nos actions et notre offre.

Les entreprises sont confrontées à de lourds enjeux de gestion de leurs talents et de leurs compétences. La formation tout au long de la vie représente-t-elle une opportunité pour une grande école ?

Demain, pour chacun d’entre nous, il y aura de plus en plus de passages obligés par la case formation. La reconnexion aux apprentissages professionnels va devenir une nécessité régulière. Nos écoles seront donc plus qu’aujourd’hui des plateformes de transit et des lieux de resourcement. La formation continue représente 20 % de notre budget. En poids relatif, elle devrait rester à peu près à ce niveau, mais elle va grossir en valeur absolue. Les accès aux formations pourront prendre plusieurs formes : tickets d’entrée conditionnant des droits à des catégories diversifiées de programmes, forfaits calculés sur des périodes définies, systèmes d’abonnement à vie… Si nous ne mettons pas ces questions sur la table, d’autres le feront pour nous. Le risque de voir les cabinets de conseil et les plateformes de diffusion de la connaissance en open source tenter de se substituer aux grandes écoles n’est pas nul. Or nous avons des atouts qu’ils n’auront jamais : un lien unique entre recherche, pédagogie et monde corporate, et un réseau d’anciens fort et solide.

Parcours

Professeur en sciences de gestion, Frank Bournois, 56 ans, a notamment travaillé sur le management des grandes entreprises et le fonctionnement des équipes dirigeantes, avec un intérêt particulièrement marqué pour le rôle et l’impact de l’intelligence collective dans les organisations et dans le leadership. Il a été nommé directeur général d’ESCP Europe en 2014.

Auteur

  • Muriel Jaouën