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Responsabilité sociétale : La « raison d’être », le nouvel alpha et oméga des entreprises

Le point sur | publié le : 26.08.2019 | Gilmar Sequeira Martins, Lys Zohin

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Responsabilité sociétale : La « raison d’être », le nouvel alpha et oméga des entreprises

Crédit photo Gilmar Sequeira Martins, Lys Zohin

Stimulées par la loi Pacte, qui les incite à adopter un « intérêt social élargi » pour leurs activités, plusieurs entreprises jouent les pionnières en se dotant d’une « raison d’être ». Retour sur les enjeux d’une telle démarche.

Milton Friedman est bien mort ! Clamant que « la seule raison d’être d’une entreprise est de générer des profits pour ses actionnaires », la philosophie de ce chantre du libéralisme, qui a fait les beaux jours de l’école de Chicago, semble désormais révolue. Place, aujourd’hui, à un nouveau paradigme, inscrit noir sur blanc dans la loi Pacte, qui dispose que l’entreprise doit désormais être gérée en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité. Celles qui le souhaitent peuvent inscrire une « raison d’être » dans leurs statuts, afin d’ancrer cette volonté et de l’appliquer au quotidien, voire devenir des entreprises « à mission » (lire l’encadré).

L’idée a en effet de quoi séduire, d’autant que consommateurs et jeunes générations passent désormais au crible les activités des entreprises pour vérifier leur impact environnemental, social et sanitaire (lire l’encadré). Mais pas question de se contenter d’expressions toutes faites, comme celles de Daniel Ek, le patron de Spotify, géant suédois du streaming musical. En 2018, il clamait vouloir « déverrouiller le potentiel de la créativité humaine ». Persuadé que son entreprise pouvait « améliorer le monde, une chanson à la fois », il s’est attiré les railleries de nombreux internautes et de certains de ses salariés.

« Les entreprises sont de plus en plus interpellées sur leur rôle et leur contribution à la société, confirme Agnès Rambaud-Paquin, directrice associée du cabinet Des enjeux et des Hommes. Personne ne leur demande d’être parfaites tout de suite mais on attend d’elles qu’elles œuvrent sérieusement à la réduction de leurs impacts négatifs et surtout qu’elles fassent partie de la solution pour répondre aux enjeux de ce siècle. » Sous peine de les sanctionner en boudant leurs produits, par exemple.

Exercice salutaire

Autant dire que la réflexion conduisant à la formulation d’une raison d’être est un exercice salutaire… « La raison d’être permet de revenir sur les questions fondamentales, précise ainsi Martin Richer, fondateur du cabinet Management &RSE. Quelle est l’identité de l’entreprise ? Que veut-elle faire ? Que veut-elle apporter à la société ? Le plus souvent, ces questions n’ont plus été posées depuis longtemps. » Mieux, ajoute Agnès Rambaud-Paquin, « la raison d’être constitue le chaînon manquant dans les démarches RSE, souvent déconnectées de la stratégie business des entreprises. La réflexion sur la raison d’être provoque un dialogue entre comex, administrateurs et actionnaires sur la vision du rôle de l’entreprise, sa contribution à la société et ses orientations stratégiques. Elle permet de faire remonter les sujets RSE dans la hiérarchie ».

Bref, cette introspection n’aurait que des avantages. Et Martin Richer d’en citer un autre : « En associant ses parties prenantes à son développement, l’entreprise prend une assurance contre une ubérisation potentielle », dit-il, en faisant allusion au pouvoir des consommateurs. Il en veut pour preuve le peu de succès d’Uber dans les villes où les taxis ont su nouer de bonnes relations avec leurs clients, ou, a contrario, le résultat désastreux des relations de domination que les grands constructeurs automobiles avaient instituées avec leurs fournisseurs. In fine, les premiers n’ont plus réussi à s’appuyer sur les seconds, laminés. Conclusion : « Une entreprise ne peut pas gagner contre ses parties prenantes », martèle-t-il. Et c’est sans compter avec une attractivité accrue, en particulier auprès des jeunes talents, soucieux de sens dans leur travail. Agnès Rambaud-Paquin cite à cet égard le cas d’Atos, qui recrute 20 000 collaborateurs par an. La société mise sur sa nouvelle raison d’être : « Notre mission est de contribuer à façonner l’espace informationnel […] [et permettre] à nos clients et à nos collaborateurs, et plus généralement au plus grand nombre, de vivre, travailler et progresser durablement et en toute confiance dans l’espace informationnel », convaincue que cette initiative constitue un atout de poids pour séduire les futurs petits génies de l’informatique.

Mais une fois la conviction acquise et la stratégie lancée, comment aboutir à une raison d’être dont la formulation sera satisfaisante aux yeux de tous ? « Les entreprises sont confrontées à trois grandes difficultés, poursuit Martin Richer. La première, c’est d’arriver à mettre en tension toute l’organisation sur un mode transversal. Pour y parvenir, il faut que ce projet soit piloté par la direction. La deuxième, c’est qu’il faut relier cette définition de la raison d’être à la stratégie. Et enfin, la troisième, c’est d’éviter l’exercice de communication qui débouche sur des exemples contre-productifs comme celui de Spotify », énumère-t-il.

Discipline et renoncements

Concrètement, « la raison d’être s’élabore avec les parties prenantes de l’entreprise, notamment les collaborateurs. C’est un exercice mobilisateur », précise Agnès Rambaud-Paquin. Mais qui prend du temps… Schneider Electric a ainsi lancé le processus dès 2017, en l’inscrivant « dans une perspective plus large qui pose aussi la question de notre contribution au bien commun, à travers les Objectifs du développement durable de l’ONU qui listent 17 grands enjeux », précise Gilles Vermot Desroches, directeur du développement durable de Schneider Electric. Après avoir précisé ses valeurs en 2017, fixé ses objectifs RH en 2018 et s’être doté début 2019 d’une « constitution » qui liste ses principes de responsabilité, le groupe va engager une phase de réflexion menée par des groupes de collaborateurs et s’appuyant sur des enquêtes internes. « Par la suite, nous engagerons des échanges avec les parties prenantes présentes dans les réseaux auxquels participe Schneider Electric, nos partenaires économiques ainsi que les acteurs publics (États, ONG) », précise Gilles Vermot Desroches. L’ensemble du processus devrait déboucher sur l’adoption d’une raison d’être en 2020 lors de la prochaine assemblée générale. Reste encore à la faire vivre au quotidien, dans toutes les activités de l’organisation. Quitte à en abandonner certaines, comme l’a fait Solvay, si elles ne correspondent pas à la nouvelle vision… Avec son projet « More Future », l’entreprise s’est en effet engagée en 2016 pour une chimie responsable, avec des objectifs à horizon 2025. Pour les atteindre, elle passe toutes ses activités au crible avec un outil de mesure, le « sustainable portfolio management ».

Référentiel commun

Car l’enjeu ultime de la raison d’être, c’est bien la mesure de son impact. Pour cela, les entreprises déjà converties ont toutes adopté des dispositifs en ce sens. La plate-forme de formation en ligne OpenClassrooms s’est ainsi dotée d’un comité d’impact, composé d’une douzaine de personnes, représentant ses parties prenantes (étudiants, alumni, salariés, professeurs, mentors, pouvoirs publics, investisseurs…). Le but ? « Vérifier que nos actions sont bien en adéquation avec notre raison d’être », précise Mathieu Nebra, cofondateur de la plateforme. Sa raison d’être – « rendre l’éducation accessible à tous » – est inscrite dans ses statuts depuis 2018. « Les membres du comité vérifient que nos contenus sont bien accessibles à tous et que nos méthodes pédagogiques ne créent pas une forme d’élitisme », ajoute-t-il. Aux entreprises et aux universités qui lui demandaient de concevoir des cours pour leur usage exclusif, il a ainsi opposé un refus catégorique avec un unique argument : « Cela sortait du cadre de notre mission. Nos interlocuteurs sont souvent déroutés mais nous restons fermes ». Une attitude finalement payante puisque certaines entreprises ont accepté d’entrer dans la démarche de cours gratuits prônée par OpenClassrooms…

Outil de gouvernance, « la construction d’un référentiel commun d’évaluation doit partir des entreprises plutôt que d’un organisme extérieur, estime de son côté Maxime Dupont, consultant au sein du cabinet de conseil en transformation Bartle. En menant ce travail collectivement au niveau d’une branche, d’un secteur ou d’une région, il sera possible d’avoir un référentiel correspondant aux objectifs d’acteurs faisant face à des enjeux comparables (de territoire, de matières premières, etc.), tout en reflétant la volonté des entreprises à mission de s’engager avec honnêteté et sincérité. Et cela pourrait aussi jouer le rôle de barrière à l’entrée pour les entreprises qui voudront juste être sur le devant de la scène… », dit-il. Le mouvement est donc lancé – et ne demanderait qu’à s’étendre. D’autant que le Medef incite désormais les entreprises à se doter d’une raison d’être. L’organisation patronale a donné l’exemple en en adoptant une : « agir ensemble pour une croissance responsable ». « Nous voulons montrer que l’intérêt général n’est pas du seul ressort des pouvoirs publics, précise à cet égard Patrick Martin, président délégué du Medef. L’inscrire dans nos statuts signifie que les entreprises doivent élargir leur champ de réflexion. » Et si « toutes les organisations ne viseront pas la qualité d’entreprise à mission, explique Agnès Rambaud-Paquin, du cabinet Des enjeux et des Hommes, à terme, il sera difficile de ne pas se doter d’une raison d’être ».

Celles qui feront partie des pionnières multiplient les chances d’en toucher les dividendes avant leurs concurrents…

Des origines anciennes

Dans son livre Social Responsibilities of the Businessman, l’économiste américain Howard Bowen soutenait dès 1953 que l’entreprise n’est pas uniquement au service des actionnaires mais doit construire son projet avec les salariés, les prestataires et les autres parties prenantes. Une philosophie reprise dans les années 70 par un autre Américain, Tom Peters, consultant et spécialiste en management, qui évoquait la question de la vision et de la vocation des entreprises dans ses ouvrages à succès. La démarche a ensuite été intégrée par les RH dans les années 90, en particulier aux États-Unis. En France, plus récemment, le rapport de Nicole Notat et Jean-Dominique Senard, remis en mars 2018, apporte sa pierre à l’édifice en intégrant la raison d’être dans sa réflexion sur les finalités de l’entreprise. Une vision faisant écho aux propos d’Emmanuel Macron, qui, dans sa première interview télévisée après son élection, affirmait vouloir réformer les fondamentaux de l’entreprise. Aujourd’hui, la raison d’être vient chapeauter des outils déjà existants, issus du domaine de la stratégie (vision, vocation) ; des RH, avec la marque employeur ; du marketing, avec la promesse de qualité, et du département juridique qui travaille sur la raison sociale en s’adressant à des parties prenantes différentes.

Que dit la loi Pacte ?

La loi Pacte a modifié deux articles du Code civil :

• l’article 1833, qui stipule que « toute société doit avoir un objet licite et être constituée dans l’intérêt commun des associés », se voit ajouter un alinéa précisant que : « la société est gérée dans son intérêt social, en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité »,

• et l’article 1835, qui dispose que « les statuts doivent être établis par écrit. Ils déterminent, outre les apports de chaque associé, la forme, l’objet, l’appellation, le siège social, le capital social, la durée de la société et les modalités de son fonctionnement », dispositions auxquelles s’ajoute désormais un alinéa précisant que « les statuts peuvent préciser une raison d’être, constituée des principes dont la société se dote et pour le respect desquels elle entend affecter des moyens dans la réalisation de son activité ».

De même, l’article L210-10 du Code du commerce (modifié par article 176 de la loi Pacte) indique :

Une société peut faire publiquement état de la qualité de société à mission lorsque les conditions suivantes sont respectées :

1° – Ses statuts précisent une raison d’être, au sens de l’article 1835 du Code civil ;

2° – Ses statuts précisent un ou plusieurs objectifs sociaux et environnementaux que la société se donne pour mission de poursuivre dans le cadre de son activité ;

3° – Ses statuts précisent les modalités du suivi de l’exécution de la mission mentionnée au 2°. Ces modalités prévoient qu’un comité de mission, distinct des organes sociaux prévus par le présent livre et devant comporter au moins un salarié, est chargé exclusivement de ce suivi et présente annuellement un rapport joint au rapport de gestion, mentionné à l’article L232-1 du présent code, à l’assemblée chargée de l’approbation des comptes de la société. Ce comité procède à toute vérification qu’il juge opportune et se fait communiquer tout document nécessaire au suivi de l’exécution de la mission ;

4° L’exécution des objectifs sociaux et environnementaux mentionnés au 2° fait l’objet d’une vérification par un organisme tiers indépendant, selon des modalités et une publicité définies par décret en Conseil d’État. Cette vérification donne lieu à un avis joint au rapport mentionné au 3° ;

5° La société déclare sa qualité de société à mission au greffier du tribunal de commerce, qui la publie, sous réserve de la conformité de ses statuts aux conditions mentionnées aux 1° à 3°, au registre du commerce et des sociétés, dans des conditions précisées par décret en Conseil d’État.

Pouvoir des citoyens et sanction économiques

« La posture du consommateur final a changé, estime Maxime Dupont, consultant au cabinet de conseil en transformation Bartle. Il devient consommateur militant. » Avec des outils comme Yuka, une appli qui compte près de 9 millions d’utilisateurs et permet de scanner les produits alimentaires et d’obtenir une information claire sur son impact en matière de santé, le consommateur peut sanctionner les entreprises qui ne respecteraient pas certains engagements. Un aiguillon vertueux, selon Maxime Dupont : « Les entreprises de l’agroalimentaire qui ont une mauvaise note au “nutriscore” de Yuka pourraient vouloir entamer une transformation de leur mode de production et améliorer la qualité de leurs produits afin de s’aligner sur les désirs et valeurs de cette nouvelle génération de consommateurs ». Le consultant en profite pour faire une mise en garde : « Aujourd’hui, les entreprises qui envisagent la raison d’être comme un simple exercice de communication prennent un risque, d’autant que se sont multipliés les labels certifiant un engagement, avec des outils à disposition des consommateurs pour dénoncer certains comportements ». À bon entendeur…

À l’international, la certification « B Corp »

Fondée en 2006 aux États-Unis, la communauté d’entreprises dites B Corp vise à équilibrer le profit financier et l’impact positif pour la société civile dans son ensemble (benefits en anglais), selon une certification fondée sur des critères stricts et vérifiables de performance sociale et environnementale, de transparence et de responsabilité légale. Leur performance est évaluée tous les trois ans. Parmi les pionnières, on trouve Patagonia, Natura, Alessi et Ecover, ainsi que des jeunes pousses comme Fairphone, Triodos, Change.org et Kickstarter… En date de juin 2019, plus de 2 750 entreprises étaient certifiées B Corp dans 150 secteurs et 64 pays. En France, le mouvement a été lancé fin 2015 par le cabinet Utopies, première entreprise française certifiée en 2014. La communauté française compte plus de 50 entreprises certifiées, dont Nature &Découvertes, la Camif, Ulule, Les 2 Vaches, Bjorg Bonneterre et Cie, La Ruche qui dit Oui ! et RecycLivre.

Auteur

  • Gilmar Sequeira Martins, Lys Zohin