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Conditions de travail : Le lien complexe entre suicide et travail

Le point sur | publié le : 08.07.2019 | Judith Chétrit

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Conditions de travail : Le lien complexe entre suicide et travail

Crédit photo Judith Chétrit

En France, le nombre de suicides en lien avec le travail demeure difficile à évaluer. Et parce que l’acte suicidaire est considéré comme la résultante de plusieurs facteurs, il est le plus souvent renvoyé à la sphère personnelle. Pourtant, ce passage à l’acte peut refléter l’échec de la prévention en matière de santé au travail, en particulier la prévention primaire.

Quelles avaient été les alertes ? Comment peut-on expliquer dix-neuf suicides, douze tentatives et huit dépressions et arrêts de travail entre 2007 et 2010 dans une entreprise ? Comment et à quel moment les prévenus ont-ils été mis au courant ? Les mesures prises en réaction ont-elles été suffisantes ? Organigrammes à l’appui, les questions ne manquent pas depuis l’ouverture du procès France Télécom début mai. À l’issue de 67 jours d’audience, le tribunal de grande instance de Paris devra tant bien que mal apporter des réponses. Poursuivis pour harcèlement moral ou complicité et encourant au maximum un an d’emprisonnement et 15 000 euros d’amende, l’entreprise en tant que personne morale et sept anciens responsables de France Télécom nient de manière quasi mutique la « globalisation » de la souffrance au sein de l’entreprise de 102 000 salariés.

En face, du côté de la défense, ce sont d’autres mots qui résonnent : « Je me suicide à cause de France Télécom », « surcharge de travail », « urgence permanente ». Autant de détails pour nourrir le portrait anxiogène d’une société confrontée à un plan de mobilités et de suppressions d’emplois dans un environnement devenu concurrentiel en route vers le numérique. Une décennie plus tard, les méthodes de gestion sont scrutées pour caractériser ou pas le harcèlement moral. « Seule la vertu de l’exemple aura un impact sur les conditions de travail dégradées », estime François Hommeril, président de la CFE-CGC, au cours d’un colloque sur le suicide en milieu professionnel organisé fin mai à Paris.

Au cours de ce procès, l’enceinte judiciaire se fait l’écho d’un sujet qui reste d’actualité dans les entreprises et le secteur public. Hormis quelques enquêtes régionales et dans des catégories socioprofessionnelles spécifiques, le suicide au travail reste pourtant peu chiffré et est englobé dans les quelque 10 000 suicides qui ont lieu en France chaque année. « On ne connaît pas le nombre de suicides qui a une imputation professionnelle, que cela soit lié à une incertitude au niveau de l’emploi qui peut générer un passage à l’acte, un épuisement, un plan de sauvegarde de l’emploi, des pratiques délétères de management ou une mobilité forcée », souligne Jean-Claude Delgenes, directeur du cabinet Technologia, s’appuyant sur 134 cas examinés en une dizaine d’années. S’il estime que plusieurs centaines d’entre eux seraient imputables au travail, « cela nous freine pour être des acteurs de la prévention », ajoute-t-il.

Parce que l’acte suicidaire est considéré comme la résultante de plusieurs facteurs, difficile d’échapper à certaines stratégies de défaussement mises en œuvre par des directions de ressources humaines, peu enclines à l’introspection pour décortiquer les causes d’un mal-être. Celui-ci est le plus souvent renvoyé à la sphère personnelle, ce qui est parfois facilité par l’attitude de proches préférant le silence à l’action en justice. « C’est déstabilisant de rentrer dans la tête d’un collègue en recherchant des facteurs qui ont conduit au suicide », témoigne Sabine Particelli, élue Unsa à la Caisse d’épargne qui a participé à des enquêtes après deux suicides intervenus en 2012 et 2019. « Personne n’est en capacité psychique d’endosser la responsabilité d’un acte suicidaire. Il m’est arrivé de voir des élus syndicaux qui se suicidaient et les autres élus et la direction se renvoyaient la responsabilité : est-ce qu’il s’était suicidé en tant qu’élu ou en tant que salarié ? », se souvient Emmanuelle Lépine, psychologue clinicienne et intervenante en entreprise.

Gestion de crise

Si la loi oblige les employeurs à prendre des mesures nécessaires pour protéger la santé physique et mentale de ses salariés, l’acte suicidaire, considère-t-elle, reflète l’échec de la prévention en matière de santé au travail, en particulier la prévention primaire qui souffre d’un défaut de financement et de reconnaissance. « Il y a d’abord une gestion des émotions : pour ceux qui ont peut-être vu la personne commettre cet acte, pour les personnes qui travaillaient avec elle. La question du lien au travail se pose de suite mais elle demande du temps et une prise de distance », juge-t-elle. Et les tentatives de suicide restent un cas encore « plus complexe à gérer » : « C’est quelqu’un qui va peut-être revenir dans son entreprise ou son groupe de travail. Au début, les collègues sont très inquiets et peuvent manifester de la colère contre l’organisation. Mais si, par exemple, la personne reste trop absente ou si des conflits préexistaient à son acte, les tensions peuvent refaire surface et l’entreprise ne sait pas toujours quelle est la meilleure méthode à adopter pour faciliter le retour de la personne. »

Avec le temps, cette gestion de crise est devenue plus courante dans les entreprises : après un suicide, les réunions internes animées par des experts de la prévention des risques psychosociaux impliquent la direction, l’encadrement ou les collègues et reviennent sur les éléments qui auraient pu alerter voire éviter le passage à l’acte. En plus généralement d’une aide psychologique. « Les cellules d’écoute et les numéros verts sont largement insuffisants quand ils sont une substitution à une action de fond sur les situations de travail et les modalités de management », affirme Jean-Claude Delgenes, dont le cabinet avait été missionné à l’automne 2009 par la direction et les syndicats de France Télécom.

Des outils sous-exploités

Qu’elle soit réalisée via un expert nommé par le (défunt) CHSCT ou une délégation paritaire, une enquête se fonde sur des questionnaires individuels et anonymisés adressés aux salariés pour qu’ils puissent communiquer leur ressenti sur les conditions de travail, les pratiques d’évaluation et de management, le climat social de manière plus générale. Mais il existe déjà une suite d’indicateurs sur lesquels s’appuyer comme le nombre d’accidents du travail, le taux d’absentéisme, les rapports du service de santé au travail ainsi que la fiche entreprise du médecin du travail, les remontées d’alertes des instances représentatives du personnel ou encore deux obligations annuelles que constituent le bilan social et le document unique d’évaluation des risques. Seulement, ces outils sont déjà sous-exploités et trop individualisés, indique, dans sa thèse, Jean-Christophe Vuattoux, professeur en sciences de gestion à l’université de Poitiers.

Dégradation rapide

Pour lui, les sondages et autres arbres de causalité peuvent minimiser une réalité plus collective de souffrance au travail. « Souvent, l’état psychique des gens se dégrade assez vite avant un suicide. La capacité de réaction d’une entreprise n’est pas toujours à la hauteur de cette rapidité de dégradation. De manière plus générale, on estime que 75 % des gens qui commettent une tentative de suicide accomplie ou non ont vu un soignant dans les derniers jours précédant leur acte », rappelle Emmanuelle Lépine, pointant l’importance de la sensibilisation. Quel que soit le verdict en première instance du procès largement médiatisé de France Télécom, la relation entre le suicide et le travail est encore un réservoir à questions, a fortiori dans le paysage du CSE et de la nouvelle commission sécurité, santé et conditions de travail. L’Observatoire national du suicide y consacre déjà son prochain rapport prévu pour la fin de l’année.

Auteur

  • Judith Chétrit