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Le grand entretien

« Les métiers qui ont à faire avec l’humain doivent redoubler d’éthique »

Le grand entretien | publié le : 17.06.2019 | Frédéric Brillet

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« Les métiers qui ont à faire avec l’humain doivent redoubler d’éthique »

Crédit photo Frédéric Brillet

Formations, expertises, séminaires… Sylvaine Perragin constate que la souffrance au travail a créé un juteux marché économique autour des risques psychosociaux. Mais les salariés ne s’en portent pas mieux pour autant. Malgré les sommes investies par les entreprises, une prise de conscience nationale, une médiatisation de grande ampleur, la souffrance professionnelle ne s’est pas atténuée pour autant. Sous couvert de « bien-être au travail », l’objectif reste le profit de l’entreprise.

Vous évoquez dans votre ouvrage la peine ressentie par ceux qui travaillent seulement par nécessité économique. Quels chiffres en attestent ?

Un article de la revue Santé et travail de janvier 2017 estimait que 400 000 personnes souffraient de troubles psychiques liés au travail. Mais seulement 500 sont parvenues à les faire reconnaître comme maladie professionnelle. La même année, le groupe MGEN a réalisé une étude sur la santé mentale des salariés français. Elle conclut que la souffrance est vécue comme une réalité de plus en plus forte, et que les salariés interrogés ne trouvent pas de réponses satisfaisantes auprès de leur hiérarchie, des ressources humaines ou de la médecine du travail. 90 % des actifs pensent que la souffrance au travail a augmenté depuis dix ans. En janvier 2018, l’Assurance maladie indiquait que plus de 10 000 affections psychiques ont été reconnues comme maladie professionnelle en 2016, soit 1,6 % des accidents du travail. Et le nombre de cas reconnus a été multiplié par 7 en 5 ans.

Parmi les causes de l’aggravation du problème, vous pointez le lean management. Comment et pourquoi cette technique occasionne-t-elle des dégâts ?

Le lean a été progressivement instrumentalisé par de grands groupes, avec un objectif : trouver une sorte de « situation limite » où un minimum de salariés génère un volume d’activité maximum. En général, l’opération est présentée aux employés comme la possibilité d’améliorer leurs conditions de travail, d’économiser du temps et de l’énergie. Les salariés sont alors invités à se réunir régulièrement autour d’un enjeu cardinal : réduire les coûts de production tout en gardant, voire en augmentant, la productivité. La dernière étape du lean management est toujours un dégraissage de la masse salariale.

En quoi l’attention portée aux salariés incarnée par la mode des chief happiness officers génère-t-elle des dérives ?

Sur internet, on vous propose cette explication : « Le bien-être est un des premiers facteurs de la performance individuelle et collective », et « un salarié heureux est deux fois moins malade, six fois moins absent, ou encore neuf fois plus loyal ». Nos rapports psychologiques à l’entreprise n’ont pas engendré de sollicitude à l’égard des salariés en tant qu’individus susceptibles de souffrir. Au contraire, l’analyse des phénomènes de mal-être au travail a révélé des ressorts sur lesquels les managers peuvent jouer pour rendre le travailleur plus performant. Sur le site de l’un des plus gros cabinets de conseil français, le consultant parle de « bien-être ou efficacité » au travail. Comme s’il avait peur de ne pas être bien compris par ses potentiels clients.

Vous remarquez que cette souffrance suscite la multiplication des cabinets conseil qui traitent de la souffrance mais celle-ci continue d’augmenter. Comment s’explique ce paradoxe ?

Les entreprises ne sont pas obligées de mettre en place les recommandations. Le travail du consultant s’arrête à l’énonciation des préconisations et, dans les faits, les rapports produits restent bien souvent dans les placards à prendre la poussière. Premièrement, ces diagnostics ne sont pas suivis parce qu’ils impliquent bien souvent de desserrer un minimum l’étau financier et d’investir dans l’organisation du travail, donc d’augmenter la masse salariale. Certains groupes n’en ont pas les moyens, car ils sont dans une situation économique critique ou ne dégagent pas de bénéfices. Il existe aussi des situations totalement absurdes où des grands groupes génèrent des bénéfices mais dont les actionnaires réclament jusqu’à 15 % de dividendes, ce qui empêche tout investissement dans l’organisation du travail.

Vous vous en prenez aussi au fonctionnement des cabinets conseil et aux experts du bien-être au travail. Que peut-on leur reprocher ?

Le fait de vendre tout et n’importe quoi. Les métiers qui ont à faire avec la relation d’aide, qui ont à faire avec l’humain doivent redoubler d’éthique. Tous ceux qui se sont un peu penchés sur la psychodynamique du travail savent que les entretiens individuels d’évaluation participent à la destruction des collectifs dans les entreprises. C’est notre mission de le dire et d’arrêter de vendre des formations pour les managers sur ce sujet. En plus, les mêmes cabinets vendront ensuite aux mêmes entreprises des séminaires de cohésion d’équipes pour recréer du collectif. Nous avons une responsabilité sur ce point.

En quoi le fait que la souffrance soit devenue pour les consultants un marché pose problème ?

Les médecins ont un code de déontologie, ils prêtent le serment d’Hippocrate et sont soumis à une éthique forte. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle ils font partie (ainsi que le personnel soignant en général) des métiers les plus impactés par la souffrance au travail. La relation d’aide à l’être humain engage le consultant de manière différente. Les tensions entre les objectifs de résultats et le cœur de métier peuvent s’avérer très fortes et susciter des conflits de valeurs très importants et très destructeurs. On ne peut pas traiter cette activité comme les autres. L’aide apportée à quelqu’un ou à un collectif qui souffre requiert des impératifs éthiques et déontologiques que n’ont souvent pas les consultants externes.

Même le management bienveillant ou le management agile ne trouvent pas grâce à vos yeux…

Ce ne sont pas les méthodes en elles-mêmes que je critique, le management « agile » en théorie et dans le discours est très intéressant. Le problème tient à ce que les systèmes économiques et la pression du résultat empêchent en général de l’appliquer vraiment. Cela reste alors de vains mots qui génèrent une double souffrance, celle de l’espoir déçu et la perte de confiance dans l’avenir.

Outre le conseil, les formations destinées aux managers et aux salariés participent également selon vous d’un « solutionnisme primaire ». Qu’entendez-vous par là ?

Que devient un hôpital qui ne se préoccupe plus de l’humanité dans la manière de traiter ses patients ? Quand un salarié dit : « Je ne peux pas atteindre mes objectifs car je n’ai pas les moyens ou le temps de faire correctement mon travail », cela ne sert à rien de lui proposer une formation de management participatif ou des stages de méditation, il faut lui donner ce dont il a besoin : du temps et des moyens ! C’est toxique et délétère dans une entreprise lambda, c’est criminel dans un hôpital. Les salariés ont besoin de moyens et de temps pour accomplir un travail qu’ils considèrent de qualité. C’est de moins en moins possible.

Quelles sont alors les bonnes solutions à mettre en œuvre ?

Peut-être faudrait-il essayer d’entrer dans un temps plus long. Accepter que la qualité soit à ce prix. Revoir les priorités d’une entreprise, insérer de l’humain prioritaire là où il n’y a que du financier. Enfin, penser que le travail est au service de l’homme et non le contraire…

Parcours

Après avoir travaillé 15 ans en entreprise, Sylvaine Perragin exerce comme psychopraticienne et consultante depuis 20 ans. Elle reçoit dans son cabinet des personnes pour leurs problématiques personnelles et professionnelles. Elle intervient également en entreprise pour des diagnostics sur les risques psychosociaux à la demande des salariés (syndicats, CE, CHSCT…) ou des directions (patrons, DRH…).

Auteur

  • Frédéric Brillet