Les Narcisse. Ils ont pris le pouvoir. Le titre de cet essai de Marie-France Hirigoyen part d’un constat : dans un monde de plus en plus compétitif, en politique, dans les affaires ou dans la communication, les Narcisse sont désormais au premier plan. Ces hommes (plus rarement ces femmes), séducteurs, dominants, affichant haut et fort leur supériorité, occupent en grand nombre les plus hauts postes.
Alors que, dans les années 1970, les psychiatres recevaient des névrosés qui consultaient pour comprendre leur fonctionnement psychique, aujourd’hui nos patients présentent plus souvent des troubles du registre narcissique (dépression, addictions, troubles psychosomatiques) ou des troubles de personnalité narcissique. Nous recevons également des personnes qui souffrent de la dureté de leur vie quotidienne car partout il faut être performant et, que ce soit dans la vie privée ou la vie professionnelle, on ne se sent pas toujours à la hauteur des normes de la société.
La culture d’une société influe sur le psychisme et les traits de personnalité des individus et vice et versa. Or la société moderne fait la promotion d’un environnement culturel narcissique avec une injonction à consommer, la glorification de l’individualisme à travers les réseaux sociaux et la téléréalité, et enfin une éducation permissive des enfants. Désormais, pour exister socialement et professionnellement, il faut aller vite, performer et se mettre en avant sur les réseaux sociaux. C’est ainsi que notre société néolibérale fabrique des Narcisse hyperadaptés au monde moderne. Parmi eux, quelques-uns vont devenir des Narcisse pathologiques mégalomanes. Pour illustrer mon propos, j’analyse le cas de Donald Trump, un homme d’affaires devenu homme politique dont la vantardise, le manque complet d’inhibition et d’empathie en font un cas d’école.
D’un côté, notre société narcissique, loin d’être joyeuse ou libératrice, génère beaucoup de peurs, ce qui amène à se protéger et provoque un durcissement dans la relation à l’autre De l’autre côté, la transformation du management a fragilisé les individus, amenant des situations de souffrance relationnelle sur les lieux de travail pouvant aboutir à du harcèlement moral ou sexuel. Parce qu’ils ont un énorme besoin de reconnaissance, les individus narcissiques sont vulnérables à l’emprise de la part d’organisations qui peut les inciter à surinvestir leur vie professionnelle jusqu’au burnout.
Certains peuvent chercher à s’affirmer aux dépens des autres et utiliser des procédés déloyaux comme le harcèlement moral.
Certaines entreprises, par une culture organisationnelle cynique ou des normes abusives, légitiment un style de management destructeur. Sous le prétexte de stimuler les équipes et dans le but de casser les alliances, on place les personnes ou les groupes de personnes en concurrence ou en rivalité, au risque d’amener un salarié à vouloir éliminer celui qui pourrait lui faire de l’ombre. Ailleurs, on pratique le harcèlement moral stratégique, conscient et délibéré, afin de faire partir les « faibles contributeurs ».
Le management moderne valorise les fortes personnalités, avec un Moi hypertrophié, ceux qui sont agressifs, pragmatiques, sans état d’âme, centrés sur l’action plutôt que sur la réflexion et prêts à tout pour réussir. Ces personnalités narcissiques prospèrent chez les cadres dirigeants, influant sur la culture de l’entreprise et son style de management. Désormais, pour « réussir » professionnellement, il faut se mettre en avant, se valoriser, faire sa promotion, même si c’est aux dépens des autres. Les personnes ayant une estime de soi haute mais très fragile, parce qu’instable, temporaire ou artificiellement gonflée – ce qui correspond au profil des Narcisse vulnérables – tentent de se protéger en agressant les autres.
À force d’être testé, évalué, mis en concurrence, chacun peut chercher à améliorer son image quels que soient les moyens. Comme on n’a plus le temps de construire sa pensée, on zappe avec les idées des autres, on plagie, on fait du copier-coller. Des études ont ainsi montré que plus d’un CV sur deux serait truqué. Même des personnes ayant un parcours brillant, mais qui sont un peu trop narcissiques, peuvent être tentées de s’attribuer un diplôme supplémentaire pour jeter de la poudre aux yeux ou pour gravir les échelons plus vite. Mais être gravement narcissique conduit à un cercle vicieux : un Narcisse considère qu’il est supérieur aux autres. Il se met en avant dans les soirées, dans les groupes ou au travail et se sert des autres pour progresser socialement. Jusqu’à un certain stade, c’est payant. Le problème est que ça ne dure pas. Assez vite, leur arrogance devient insupportable, ils se désintéressent des tâches dépourvues de gloire et ne supportent aucune critique. Pour se maintenir au premier plan, ils vont faire des arrangements avec la vérité, se valoriser aux dépens des autres, privilégier le court terme et parfois tricher. C’est comme si leur self grandiose était bâti sur du sable et devait en permanence être réparé.
Les Narcisse sont très doués pour se mettre en avant car ils privilégient les rapports d’utilité et considèrent toute relation comme un mécanisme de renforcement. Ils savent donner d’eux une bonne image, maquiller leur arrogance, manier l’humour pour faire tomber la méfiance et créer les bonnes alliances. Dans les entretiens d’embauche, ils réussissent à abuser les recruteurs qui se laissent piéger par leur aisance de façade. Dans une étude publiée en 2007, deux chercheurs américains en management, Arijit Chatterjee et Donald Hambrick, ont montré que les dirigeants narcissiques ont tendance à faire des changements de stratégie plus fréquents, à procéder à des acquisitions plus importantes et plus fréquentes et connaissent des fluctuations de performance plus extrêmes. Pourtant, aucune étude n’a montré que les Narcisse pourraient être des managers plus performants. Ils sont simplement plus brillants et donc plus visibles dans les situations exceptionnelles, mais sur le long terme ils sont décevants, sans compter qu’ils présentent un risque important de dérapage.
Ce que l’on sait de Carlos Ghosn donne à penser qu’il présente une personnalité narcissique. Il est certes brillant et même flamboyant, mais il est aussi individualiste et visiblement mu par l’appât du gain. Si la société occidentale a une tolérance incroyable pour les Narcisse, il n’en est pas de même au Japon. Sinon, les Narcisse prolifèrent dans la Silicon Valley, d’une part parce que les avancées technologiques, avec leurs promesses de progrès infini, encouragent les rêves d’omnipotence, d’autre part parce que l’image élevée qu’ils ont d’eux est renforcée par leur réussite professionnelle. Ils se sentent alors sans limites.
Psychiatre, psychanalyste et victimologue, Marie-France Hirigoyen étudie toutes les formes de violence psychologique, que ce soit dans le couple, la famille ou le monde du travail. Dans son essai Le Harcèlement moral : la violence perverse au quotidien, paru en 1998, elle a déjà évoqué les effets destructeurs des pervers narcissiques. Par son ouvrage retentissant, elle a contribué à l’introduction d’un amendement contre le harcèlement moral dans le Code du travail, un phénomène qu’elle analyse dans son second ouvrage Malaise dans le travail. Harcèlement moral : démêler le vrai du faux, paru en mars 2001. Elle publie cette année à La Découverte un nouvel essai Les Narcisse. Ils ont pris le pouvoir.