Selon le chercheur Antonio Casilli, loin de faire disparaître des emplois, l’intelligence artificielle en crée de nouveaux, mais peu qualifiés et précaires. Et elle provoque un changement dans la notion même de travail.
Le débat des dernières décennies s’est concentré sur des technologies d’automatisation qui ne sont plus les mêmes aujourd’hui. À l’époque, elles n’étaient pas intelligentes dans le sens où elles ne communiquaient pas et n’apprenaient pas. Elles avaient seulement l’intelligence des règles : les ordinateurs, par exemple, étaient programmables et faisaient juste ce pour quoi ils avaient été programmés. Or les technologies actuelles ont une spécificité : elles sont basées sur des données, à partir desquelles elles apprennent à réaliser des tâches. Aussi, ces intelligences artificielles ne peuvent se passer des humains.
Nous avons par exemple interviewé des travailleurs dont l’activité consistait à qualifier des photos de tomate en entourant d’un carré bleu toutes les photos sur lesquelles étaient représentées des tomates. D’autres vont dans un magasin, et prennent des photos de produits pour pouvoir ensuite entraîner des algorithmes de recommandations. Tous ces travailleurs réalisent des tâches fragmentées, simplifiées et mal rétribuées, qui perdent leur sens d’activités travaillées. Les personnes recrutées par les plateformes spécialisées n’ont, en outre, pas conscience de ce qu’elles produisent : elles ne savent pas quelle intelligence artificielle elles sont en train d’entraîner et elles ne connaissent pas l’employeur, donc à qui leur travail profite, ni même les conséquences de leur action. Seule certitude : ces tâches sont néfastes pour le marché du travail car ces travailleurs entraînent des machines qui vont les remplacer. Ils ne sont donc pas disposés à déployer un effort complémentaire pour comprendre ce qu’ils sont en train de produire…
Il est lui aussi menacé et même davantage que le travail peu qualifié. Car le travail comporte des tâches visibles, ostentatoires, et des tâches invisibles. Les tâches ostentatoires, effectuées par exemple par les ingénieurs, les informaticiens, les hackers, les champions du code, peuvent se résumer à des processus cognitifs qui peuvent être automatisés. Les tâches invisibles, par contre, sont celles qui ont en réalité une réelle valeur et elles sont irremplaçables. Prenez les chauffeurs Uber. Ils transportent des clients mais par ailleurs, et surtout, ils produisent de la donnée, gèrent des scores, tracent des parcours GPS… C’est de ces tâches invisibles qu’Uber tire de la valeur pour entraîner les futures voitures autonomes.
L’étude de référence sur l’intelligence artificielle The Future of Work a été publiée en 2013 par Freys et Osborn, deux chercheurs de l’université d’Oxford. Ils ont examiné des métiers qu’ils ont décomposés en un certain nombre de tâches. Parmi elles, ils ont regardé celles qui pouvaient être automatisables et ont conclu qu’au-delà d’un certain seuil, les métiers en question allaient disparaître. Ils ont présupposé que l’intelligence artificielle existait déjà. Ils ne se sont pas posé la question de savoir comment on produit un processus qui automatise les tâches. Si on s’intéresse à cette question, les résultats sont fort différents. Nos études sont encore trop récentes pour que les consciences évoluent et nous devons accumuler des données pour montrer que l’automatisation telle qu’elle nous est vendue n’existe pas. Non, les robots et les machines autonomes, les machines intelligentes, les algorithmes n’apprennent pas tout seuls…
Ces évolutions questionnent la notion de salariat ou d’emploi puisque ces travailleurs ne se perçoivent pas comme des sujets au travail et ne tissent pas de solidarités actives. Le micro-travail, le free-lancing présentent des risques, notamment celui d’un retour au marchandage. Les travailleurs précaires se retrouvent dans une forme de subordination extrême. En France,14 000 personnes pratiqueraient le micro-travail de façon très active, 52 000 de façon régulière et 266 000 de façon occasionnelle, selon une étude que nous venons de réaliser. Il n’y a pas que les pays du Sud qui soient concernés, car tout ce micro-travail ne peut pas être délocalisé : pour entraîner un véhicule autonome, il faut connaître les routes françaises. Et pour entraîner un assistant virtuel, il lui faut écouter la langue française avec différents accents, plusieurs jargons…
Depuis cinq ans, un certain nombre d’actions en justice ont déjà été menées, notamment autour des plateformes à la demande. Et ce partout dans le monde. Ces salariés parviennent à se faire reconnaître des droits à l’assurance maladie, au repos… Et les syndicats ne restent pas inertes. On peut aussi imaginer la création de plateformes alternatives sous forme de coopératives. Mais pourront-elles représenter une réelle alternative car, pour acquérir le poids nécessaire, ne seront-elles pas obligées de copier les plateformes actuelles ?
Le système n’est pas près de disparaître, il s’autoalimente : une fois que les machines ont appris, elles doivent être vérifiées. Il faut éviter qu’une voiture autonome se trompe et pour cela constamment ré-entraîner la machine. Il y a aussi tout ce qui relève de la fausse automatisation. On a des intelligences artificielles qui ne sont pas artificielles car, derrière, il y a des gens qui font ce que devrait faire la machine. De plus, les machines sont défaillantes, elles ont des pannes et il faut prévoir un système de reprise en main. Bref, ces machines appellent sans cesse de nouveaux micro-tâcherons…
Je reste un utopiste mais les technologies ne se développent pas dans le vide. Les technologies ne sont pas coupables en soi. Ce sont les finalités qui posent problème…
Antonio Casilli est maître de conférences en Digital Humanities à Télécom ParisTech et chercheur à l’Institut interdisciplinaire de l’innovation, une unité mixte de recherche du CNRS. Il est par ailleurs membre associé du Laboratoire d’anthropologie critique interdisciplinaire de l’EHESS et associé à la faculté du Nexa Center for Internet and Society de l’Université polytechnique de Turin. Auteur de nombreux ouvrages sur les conséquences économiques et sociales du développement du digital, il est aussi chroniqueur régulier à France Culture.