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Le grand entretien

« Il faut repenser le rôle du cadre dans l’organisation du travail »

Le grand entretien | publié le : 01.04.2019 | Lucie Tanneau

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« Il faut repenser le rôle du cadre dans l’organisation du travail »

Crédit photo Lucie Tanneau

Nous connaissons par cœur les penseurs de l’organisation du travail du XXe siècle, les Taylor et consorts. Aujourd’hui, dans nos rêves d’organisations horizontales, et de collaborateurs autonomes, qui sont les théoriciens des organisations ? Le sociologue Pascal Ughetto s’est penché sur la question.

Les théories de l’organisation se sont succédé au XXe siècle, avec Taylor, Fayol, Waber, Friedmann… Où en est-on aujourd’hui ?

La pensée de l’organisation du travail est une pensée continue car les entreprises sont confrontées à des contextes évolutifs. La transformation digitale implique notamment aujourd’hui une réflexion. D’un autre côté, on ne cesse de réemployer des principes qui ont été travaillés dans l’histoire. Par exemple, l’entreprise libérée est largement une redécouverte de la pensée de Douglas McGregor, des années 60 !

Votre consœur Florence Osty dénonce une carence de l’organisation dans le monde du travail actuel… Êtes-vous de cet avis ?

Il y a un paradoxe avec d’un côté trop d’organisation, et de l’autre pas assez. Depuis les années 90, les entreprises, confrontées à une concurrence accrue, ont multiplié les process et cherché à dicter les bons comportements en tentant de tout prévoir dans des organisations hiérarchisées, centralisées et homogénéisantes. En parallèle, on a assisté à un gonflement des directions fonctionnelles qui assistent la direction générale sur les normes. Mais on constate un défaut de management dans des situations concrètes de travail : les salariés se sentent encombrés par les process mais peu soutenus dans leur activité. Un process pensé pour une activité de service ne peut pas être le même pour des agents à Paris ou ailleurs. C’est pourtant le cas et cette situation laisse des gens abandonnés face à des difficultés de terrain.

Qui, selon vous, pense aujourd’hui l’organisation des entreprises ?

En matière d’organisation du travail, on réduit souvent tout au taylorisme dans lequel on imagine une organisation en chef qui serait le bureau des méthodes. On oublie que, dès le début, les directions fonctionnelles existaient en complément. Elles prennent de plus en plus de place. Par exemple, une direction marketing, qui pense la relation client, pense de fait l’organisation. Une direction des achats, qui réduit les marges de manœuvre du salarié en créant des cahiers des charges, contrats ou procédures, pense aussi l’organisation. La DSI achète et paramètre des logiciels et permet ou bloque ainsi certaines activités. Au début des années 2000, pour développer les ERP, on a réorganisé l’activité pour qu’elle corresponde au logiciel, et non l’inverse. C’est cela que les salariés dénoncent. Ces directions pensent que l’organisation n’est pas leur métier mais c’est pourtant ce qu’elles font, avec une pensée implicite du travail.

C’est-à-dire ?

L’organisation du travail est diffractée : elle est dans les mains de multiples acteurs. Ce serait simple d’avoir un bureau des méthodes, comme cela reste un peu le cas dans l’automobile ou dans certains services, à la Poste par exemple, où la fonction méthode définit les tournées et chronomètre les tâches. Mais il existe aussi des acteurs en dehors de l’entreprise. Les éditeurs de logiciels, par exemple, conçoivent des produits standards qui sont paramétrés a minima pour chaque entreprise cliente. Le rôle des DRH serait d’avoir une pensée intégrative de l’organisation, mais malgré leur entrée dans les comex et leur prise de pouvoir depuis les années 80, le DRH se heurte à la montée des autres directions et passe derrière. D’autant qu’en se technicisant la fonction s’est privée des moyens de penser l’organisation.

Les entreprises libérées et autres nouveaux modes de management prônent une organisation horizontale. Ne leur manque-t-il pas un modèle organisationnel ?

Depuis cinq ou six ans, ces modèles d’entreprise libérée ou de digitalisation influencée par les start-up inspirent les grandes entreprises. En termes d’épistémologie, c’est un grand fatras ! Cela montre malgré tout que l’on se pose des questions sur l’organisation, notamment parce que les salariés ont envie de reprendre une place, mais dans les réflexions actuelles, qui redécouvrent notamment la pyramide de Maslow – qui est pourtant d’une pauvreté absolue –, je ne suis pas certain qu’il y ait une pensée de l’activité du travail.

Alors que les profils gestionnaires se multiplient, au détriment du management, quelles conséquences cela a-t-il sur l’organisation ?

Au détriment du management dans des situations de travail, oui ! Un salarié connaît son activité, mais pas le reste de l’organisation : c’est le rôle du manager d’expliquer ce que les gens n’ont pas à l’esprit. Car même si chacun se démène en faisant le meilleur travail possible, les problèmes ne sont pas partagés, et donc non résolus. Le vrai enjeu, qui est mal pensé dans les organisations aujourd’hui, est la question de l’encadrement de proximité et de son pouvoir pour organiser à un niveau qui a du sens.

Le rôle de ces cadres n’est-il pas d’encourager la dimension collective, alors même que les salariés expriment, de plus en plus, leurs besoins personnels ?

La production s’est complexifiée. Les collaborateurs également. L’encadrement veut donner du sens en inventant des théories simplificatrices comme celle des jeunes générations qui seraient moins courageuses, plus individualistes… On attribue telle chose ou telle autre aux Millenials ou à la génération Y plutôt que de chercher à adapter l’organisation aux nouveaux modes de vie. Avant, les épouses étaient la variable d’ajustement et les réunions en soirée ne posaient pas de problème. Aujourd’hui, les contraintes ont changé et les cadres de terrain doivent faire avec. Ils auraient besoin de latitude, mais ils n’en ont quasiment plus. Tout est renouvelé avec le modèle des start-up qui veulent redonner aux gens la maîtrise de ce qu’ils font. On a du mal à anticiper ce surcroît d’autonomie donné au salarié et son intégration à une échelle industrielle.

Vous avez mené des enquêtes dans divers secteurs. Que voyez-vous apparaître, ou pas, dans l’organisation du travail ?

Dans les pensées actuelles, il manque une réflexion précise sur le travail des cadres. À part dire qu’ils doivent devenir des facilitateurs, avec moins de poids hiérarchique, on ne va pas plus loin. Classiquement, le cadre est considéré comme un maillon qui diffuse en bas ce qui a été défini en haut. Dans les grandes structures, on a privé le cadre de son rôle de pivot entre les besoins généraux d’organisation et l’intégration et les situations de terrain : son rôle s’est réduit à peau de chagrin alors que les normes ont pris de l’emprise.

Pourquoi l’organisation doit-elle être pensée, y compris à l’extérieur des entreprises ?

L’environnement adresse des impératifs et des contraintes : on ne peut pas s’en remettre qu’à la bonne volonté des collaborateurs. On est obligé de penser le lien entre l’action individuelle et le cadre collectif avec un impératif d’efficacité. Par exemple, un hôpital doit accueillir les patients, mais il doit surtout les soigner avec des méthodes qui redonnent du sens au personnel. On pense que ce sens va entraîner la cohérence, mais on oublie de penser l’organisation. L’idée est d’imaginer l’articulation nécessaire entre demande d’autonomie et besoins d’organisation à l’échelle industrielle. Il y a une réflexion sur l’activité du facilitateur à avoir, et ce n’est pas en envoyant les cadres en stage sur la bienveillance qu’on va résoudre le problème du temps dont ils ont besoin pour faire le lien et écouter. Peut-être est-ce un rôle pour les RH que de penser le parcours de ces facilitateurs et leur préparation dans ce rôle ?

Parcours

Pascal Ughetto est maître de conférences en sociologie à l’université de Marne-la-Vallée, chercheur au LATTS. Ses derniers ouvrages, Organiser l’autonomie au travail. Travail collaboratif, entreprise libérée, mode agile : l’activité à l’ère de l’auto-organisation (FYP, 2018) et Les nouvelles sociologies du travail : introduction à la sociologie de l’activité (De Boeck, 2018), s’intéressent notamment à l’organisation des entreprises et aux innovations qui visent à laisser plus d’autonomie aux salariés, et à ce qu’elles disent des systèmes.

Auteur

  • Lucie Tanneau