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Le grand entretien

« La lutte contre les discriminations se focalise trop sur l’accès à l’emploi »

Le grand entretien | publié le : 04.02.2019 | Frédéric Brillet

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« La lutte contre les discriminations se focalise trop sur l’accès à l’emploi »

Crédit photo Frédéric Brillet

La lutte contre les discriminations raciales n’a jamais été véritablement portée par un gouvernement. Dans son dernier ouvrage, Marie-Christine Cerrato-Debenedetti analyse les processus multiples de ce refoulement.

Comment est né cet ouvrage ?

Ce livre est une reprise de ma thèse commencée alors que j’étais responsable, dans une ville moyenne, d’un projet de lutte contre les discriminations raciales à l’emploi. En France, l’action de lutte contre les discriminations a commencé au début des années 2000 sur le critère racial et dans l’emploi, ceci sous impulsion européenne. Alors que les politiques dites d’intégration déployées dans les années 1990 faisaient porter le problème sur les descendants d’immigrés considérés comme en défaut d’intégration, la lutte contre les discriminations raciales a renversé le problème, des immigrés vers la société et les lieux de pouvoir. Il s’agissait alors d’inventer une nouvelle action publique. De par ma position professionnelle, j’avais accès à la fabrique de la lutte contre les discriminations raciales. J’ai d’abord été frappée par la difficulté à travailler cette question, tant les résistances à reconnaître l’existence de discriminations raciales étaient fortes de la part de toutes les parties prenantes du projet, les entreprises, mais aussi les intermédiaires de l’emploi, la ville pour laquelle je travaillais et, plus inattendu, de la part des demandeurs d’emploi qui ne parlaient jamais de leurs expériences de discrimination.

Votre livre comporte un sous-titre très critique, “De l’annonce à l’esquive”…

La lutte contre les discriminations raciales a été initiée en 1998 par le gouvernement socialiste de l’époque. Mais, faute de consensus à l’intérieur même du gouvernement, l’activisme politique des débuts s’est rapidement essoufflé. Le terme de discriminations raciales a été rapidement gommé, au profit de la diversité, à partir de 2003, puis de l’égalité des chances en 2006. Parallèlement à cela, la Halde, Haute autorité de lutte contre les discriminations, créée fin 2004, a participé à l’universalisation des motifs de discrimination. Par ailleurs, la lutte contre les discriminations raciales s’est inscrite dans la politique de la ville. Elle était donc fort mal placée pour agir sur les entreprises ou les grandes institutions et politiques publiques et pour interroger le modèle républicain d’intégration. Cette modalité permet de dire que l’on fait tout en privant l’action d’efficacité, c’est en ce sens que je parle d’esquive. En outre, la lutte se focalise sur l’accès à l’emploi, notamment des jeunes, en privilégiant comme instrument le testing qui laisse supposer, comme le CV anonyme, que les discriminations ethno-raciales se jouent essentiellement à ce stade. Mais en se concentrant sur l’entrée à l’emploi, on invisibilise les processus systémiques et les mécanismes de division ethno-raciale du travail.

Quelles sont les effets induits par cette approche ?

Dans ce contexte de faible contrainte politique, les milieux économiques ont préféré « la promotion de la diversité », en lançant la charte éponyme en 2003. Cette formulation permettait d’effacer la menace juridique contenue dans le terme de discrimination, et d’imposer un instrument consensuel, la charte, à la fois fort peu contraignant et valorisant. Paradoxalement, alors que le texte de la charte centrait son intention sur les discriminations ethno-raciales, les actions lancées par les entreprises qui s’en réclamaient n’ont pas ou très peu porté sur ce motif. Les études ont montré qu’effectivement, ce sont les politiques dites « seniors », « handicap » et « d’égalité femmes hommes » qui ont été privilégiées. Par ailleurs, dans tous les domaines, emploi, logement, éducation, la lutte contre les discriminations ethno-raciales menée par les villes, aussi engagées soient-elles, se heurte à l’absence de portage politique national. La conséquence majeure de la faible reconnaissance des discriminations ethno-raciales, c’est que, pour contrer les dénégations, ceux qui agissent doivent légitimer le problème avant de le combattre.

À quoi tient ce manque d’ambition ?

À la faiblesse des soutiens militants, syndicaux et politiques, et au fait que le problème n’a pas été porté par les voix de ceux qui subissent ces discriminations. À l’inverse des femmes et des minorités sexuelles qui ont pu s’organiser, prendre la parole, déconstruire les catégories qui les assignent, participer activement à la définition des inégalités qu’elles subissent, les minorités ethno-raciales n’ont pas eu voix au chapitre et ne s’y sont pas imposées. Ces observations m’ont conduit dans ma recherche à pointer le fait que les acteurs en charge de l’action, des professionnels et des experts essentiellement, ont contribué à construire les discriminations ethno-raciales comme un « petit » problème, en atténuant sa charge morale, pour le rendre acceptable.

Pourtant le droit sanctionne plus sévèrement qu’avant ces discriminations…

Les évolutions du droit ont influé sur les politiques de recrutement, notamment dans les grandes entreprises, mais ce n’est pas suffisant pour agir sur des processus discriminatoires systémiques qui ne se déploient pas uniquement au moment du recrutement. Une politique digne de ce nom nécessiterait un portage politique clair et fort, ainsi que des instruments et des modes d’action permettant de mener et d’évaluer démocratiquement ces politiques, c’est-à-dire en y associant les premiers concernés.

Au regard des politiques de lutte contre les discriminations, comment se situe la France par rapport à ses grands voisins européens ?

Je ne suis pas une spécialiste des politiques européennes et je n’ai pas fait une étude comparée. Mais, si l’on examine le cas du Royaume-Uni, des Pays-Bas ou encore de la Belgique, qui sont comme la France des pays d’immigration, on constate que les politiques de lutte contre les discriminations raciales se sont mises en place bien avant, dans les années 1980. La France était donc très en retard. Dans ces pays, l’existence d’un problème de discriminations ethno-raciales dans l’emploi n’est pas niée comme en France. On sait que, pour les contrer, il faut exercer une vigilance constante, d’où les contraintes plus importantes qu’imposent les États, notamment en matière de monitoring.

La difficulté en France à produire des statistiques ethniques limite-t-elle l’efficacité de la lutte contre les discriminations dans le monde du travail ?

Les chiffres sont essentiels pour la reconnaissance de problèmes publics, car ils font effet de réalité. L’enquête Trajectoires et Origines menée par l’Ined, dont les résultats sont parus dans un ouvrage publié en 2016, est de ce point de vue une avancée majeure. Globalement, l’absence de statistiques publiques permettant de mesurer les inégalités et les discriminations ethno-raciales donne l’occasion aux pouvoirs publics de s’affranchir d’une évaluation globale et permanente et donc de la responsabilité politique du traitement de ce problème. Dans le monde du travail, des mesures sont possibles, les entreprises engagées dans de telles politiques comme Casino ou Adecco, par exemple, y ont recours. Ces mesures nécessitent la mise en œuvre de dispositifs assez lourds et coûteux en ayant recours à des prestataires extérieurs. La mesure n’est pas suffisante pour agir mais elle est nécessaire. Elle permet d’établir des diagnostics, de mener des analyses pour ensuite mettre en place des mesures correctrices et les évaluer.

Parcours

Docteure en sciences politiques d’Aix-Marseille Université-IEP (2013), titulaire du DESS de sociologie appliquée au développement social de l’université Lyon II (2004) et diplômée de l’IEP de Lyon (1986), Marie-Christine Cerrato-Debenedetti est une spécialiste de la sociologie de l’action publique et de la lutte contre les discriminations, notamment ethno-raciales. Elle travaille à l’Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman (Iremam) et à l’université d’Aix-Marseille. Parallèlement à ses recherches, elle enseigne dans différents masters. Elle publie cette année un ouvrage issu de sa thèse de doctorat, La Lutte contre les discriminations ethno-raciales en France, aux Presses universitaires de Rennes.

Auteur

  • Frédéric Brillet