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Le grand entretien

« Cette révolution industrielle risque de nous appauvrir »

Le grand entretien | publié le : 21.01.2019 | Lys Zohin

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« Cette révolution industrielle risque de nous appauvrir »

Crédit photo Lys Zohin

Le problème de la France réside dans la qualité des emplois. La frustration des salariés du bas de l’échelle est liée à la diminution des moyens d’ascension sociale, qui explique en partie la colère des gilets jaunes. Parmi les solutions, reprendre le contrôle du capital des entreprises en développant la détention de ce capital par les épargnants.

Vous avez été inspiré en publiant Et si les salariés se révoltaient il y a quelques mois !

C’est la suite du précédent ouvrage intitulé : Le capitalisme est en train de s’autodétruire, que nous avons écrit, Marie-Paule Virard et moi, en 2005. Les choses ne se sont pas améliorées depuis cette époque, bien au contraire. C’est sans doute la première fois qu’une révolution industrielle, au lieu d’induire, comme les précédentes, un meilleur niveau de vie, risque de nous appauvrir.

De fait, avec la robotique et l’intelligence artificielle, nous assistons à une dégradation marquée de la qualité des emplois.

Si, au sommet, on trouve de bons emplois, très qualifiés, dans la tech, la finance, les services sophistiqués aux entreprises, il y a de moins en moins d’emplois intermédiaires, du fait que les emplois détruits dans l’industrie sont remplacés par une masse de « mauvais emplois », précaires et mal payés, dans les services à la personne par exemple, où, de surcroît, les gains de productivité sont faibles. Autre phénomène, le problème, généralisé dans tout le monde industrialisé, du partage des profits de l’entreprise entre salariés et actionnaires. Partout dans le monde, la tendance a été, après les années 1980, de donner de plus en plus aux actionnaires, au détriment des salariés. Au point que les salaires augmentaient moins vite que les gains de productivité.

Ainsi, aux États-Unis, alors que la productivité a augmenté sur les vingt dernières années de 37 %, le salaire réel par tête n’a progressé que d’à peine 20 %. On notera deux exceptions à ce phénomène, la France et l’Italie. Ainsi, en France, contrairement à ce qui se passe aux États-Unis ou en Allemagne, les salaires ont augmenté plus vite que les gains de productivité.

Le problème de la France réside donc avant tout dans la qualité des emplois. Je rappelle, d’une part, que le taux de chômage des peu ou pas qualifiés atteint 17 % actuellement et que, d’autre part, la faible qualité des emplois créés – et la rareté de plus en plus grande des emplois intermédiaires – ne permet pas aux salariés du bas de l’échelle de se professionnaliser par la formation, notamment, et d’espérer une ascension sociale.

Cette frustration, associée au fait, par exemple, que les parents de cette classe sociale se sacrifient pour que leurs enfants aillent à l’université mais que ceux-ci, une fois sur le marché de l’emploi, doivent accepter, faute de mieux, des postes en dessous de leurs qualifications, explique en grande partie la colère des gilets jaunes, puisque, de fait, la « prime à l’éducation » diminue.

Pourquoi les entreprises ont-elles été relativement absentes dans le débat sur les gilets jaunes ?

C’est vrai, avec une hausse de la prime d’activité, l’État a pris en compte la demande d’un pouvoir d’achat plus fort, mais il y a une réflexion à mener sur le profit sharing. Déjà, à l’heure actuelle, le partage des risques, entre salariés et actionnaires, est mal fait, comme je le disais plus haut.

Alors que les actionnaires devraient supporter les aléas de conjoncture économique, ce sont les primes, les salaires, voire les emplois eux-mêmes qui servent de variables d’ajustement, le tout, trop souvent, précisément pour préserver les dividendes et le rendement du capital. Moralité, puisqu’ils supportent des risques élevés, les salariés devraient être récompensés en conséquence ! S’il existe bien des dispositifs de participation et d’intéressement, d’actions gratuites, etc., ces systèmes touchent peu les PME et devraient au contraire être généralisés à l’ensemble du tissu économique. Seul problème, nombreuses sont les petites entreprises qui connaissent des difficultés et ne peuvent pas se permettre de distribuer de l’argent sous une forme ou sous une autre à leurs salariés…

N’y a-t-il pas également un moindre dialogue social qui ne favorise pas les avancées salariales ?

Il y a en tout cas un affaiblissement du pouvoir de négociation des salariés via les syndicats. Je rappelle que le taux de syndicalisation est faible en France – autour de 6 % actuellement dans le secteur privé, contre 8,4 % en 2016, selon la Dares –, d’une part, et que, d’autre part, se pose le problème de la représentativité des syndicats, aussi bien patronaux que de salariés.

Reste enfin le fait que les syndicats, chez nous, sont nationaux et non pas de branche. Conséquence, il y a concurrence et donc surenchère, tandis qu’en Allemagne, un syndicat de branche négocie, seul, les accords pour toute une branche, et est ainsi très puissant – on pense par exemple à IG Metall, qui négocie pour près de 4 millions de salariés de la branche métal et électronique.

Ces constats établis, quelles sont vos propositions ?

Diverses réformes ont été amorcées ou sont en cours et elles vont dans le bon sens. Je pense par exemple à la formation et à l’apprentissage. Mais cela prendra du temps et je me demande si ces évolutions sont à la hauteur des enjeux. Elles n’auront pas beaucoup d’effet sur le phénomène de base en France, à savoir la perte des emplois intermédiaires…

En ce qui concerne les retraites, si l’on ne peut pas demander aux salariés modestes de constituer une épargne – en complément de la pension – en actions, on peut le demander aux cadres ! D’autant qu’il faut reprendre le contrôle du capital de nos entreprises en développant la détention de ce capital par nos épargnants. Or, pour l’heure, les assureurs, qui collectent des montants élevés d’épargne, sont découragés d’investir en actions, et prennent à la place des obligations d’État.

Au lieu d’émettre de la dette publique, mieux vaudrait miser sur les entreprises – et avec elles, sur une classe moyenne prospère !

Parcours

Polytechnicien, statisticien, spécialiste de politique monétaire et d’économie internationale, Patrick Artus, professeur associé à l’université de Paris-I, collectionne les livres, les récompenses, sans être exempt de critiques (notamment sur le fait qu’il n’avait pas vu venir la crise financière de 2008).

Son dernier ouvrage, Et si les salariés se révoltaient (Fayard, 2018), écrit, comme d’autres, avec la journaliste économique Marie-Paule Virard, a obtenu le Prix du Stylo d’Or 2018, décerné par la revue Personnel de l’ANDRH.

À leur actif également : Le Capitalisme est en train de s’autodétruire (La Découverte, 2005) ; Comment nous avons ruiné nos enfants (La Découverte, 2006), Prix des lecteurs du livre d’économie 2006 ; Globalisation, le pire est à venir (La Découverte, 2008).

Auteur

  • Lys Zohin