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Le grand entretien

« La culture du chiffre est peu développée dans les services RH en France »

Le grand entretien | publié le : 17.12.2018 | Frédéric Brillet

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« La culture du chiffre est peu développée dans les services RH en France »

Crédit photo Frédéric Brillet

Les entreprises se sont engagées dans une production massive de données relatives à leurs activités, leurs produits, leurs clients et leurs salariés. Mais que font-elles de celles relatives à leur main-d’œuvre ? En tirent-elles de l’intelligence pour l’injecter dans leurs décisions ? Quels pourraient être les promesses et les bénéfices de l’exploitation bien menée d’une telle ressource ? Cet ouvrage analyse les bénéfices à attendre et les défis à relever d’une démarche analytique RH.

Dans quelle mesure la définition de l’analytique RH se confond-elle avec l’application du big data aux RH ?

L’analytique RH consiste à mobiliser des outils statistiques à des fins de prise de décision, sur des problématiques RH. Les données sont principalement des données RH, internes à l’entreprise et structurées. Le big data désigne plutôt l’exploitation de données en très grandes quantités, internes et externes, donc non structurées. La principale utilisation qui est faite du big data concerne le recrutement, en exploitant notamment les données des réseaux sociaux.

Qu’est-ce que l’analytique RH change à la gestion des RH ?

L’intuition ou l’expérience – ou la connaissance de la psychologie de l’homme au travail – qui, par définition, mobilisent une quantité limitée d’informations, ont longtemps guidé seules les décisions dans les RH. Elles resteront encore décisives. Mais il n’est pas aberrant de se dire que l’on pourrait mobiliser des techniques qui synthétiseraient une plus grande quantité d’informations, disponibles dans ou hors de l’entreprise, au sein du service RH ou au-delà de son périmètre. Ces outils analytiques RH peuvent améliorer le diagnostic du fonctionnement de l’organisation. Elles permettent de porter un regard plus précis, voire nouveau, sur un certain nombre de questions RH : quels sont les facteurs qui contribuent à l’absentéisme ? Peut-on prédire la démission d’un salarié ? La formation dispensée est-elle efficace ? Ces outils éclairent le passé, notamment pour le comprendre, et guider l’action. Mais ils peuvent aussi permettent de prédire ce que seront les comportements. Comme n’importe quel modèle, la météo par exemple, c’est potentiellement très puissant. Mais je ne pense pas, et ne le souhaite pas non plus, que l’outil déborde sur la prise de décision. Si l’outil peut aller jusqu’à recommander un profil pour un recrutement, la décision doit néanmoins être assumée par celui qui l’utilise.

Dans quels domaines des RH la démarche analytique est-elle la plus prometteuse ? Recrutement ? Rémunération ? Formation ? Pourquoi ?

Les responsables rémunération utilisent déjà depuis longtemps la statistique à un niveau plus ou moins avancé. Je ne crois pas que nous irons beaucoup plus loin. Je pense en revanche qu’une démarche analytique orientée vers la réduction des coûts cachés – absentéisme, turnover, manque d’implication – pourrait se révéler très pertinente. Ce sont des problématiques très coûteuses, qui par ailleurs, de par leur complexité et la disponibilité de données, se prêtent bien à une approche par l’analytique.

Et je crois beaucoup au formidable levier de productivité que pourrait être l’analyse des actions de formation, vu les sommes engagées et l’approche, encore balbutiante, de la mesure d’un retour sur investissement de la formation permanente.

Quels exemples d’application et résultats tirés de cas réels prouvant l’intérêt de l’analytique RH pouvez-vous donner ?

Un exemple typique est celui de l’absentéisme. C’est un phénomène qui handicape de nombreuses entreprises qui peinent toutefois à l’appréhender, tant il est multiforme. Mais, « bonne nouvelle », il s’accompagne d’une production importante de données, généralement de bonne qualité. C’est le chantier idéal pour commencer !

Les entreprises qui se lancent ont intérêt à adopter une démarche analytique très structurée. Il s’agit de construire les process de production et de contrôle des données ; de réunir les divers acteurs de l’entreprise, dont les partenaires sociaux, autour de cette question ; d’échanger autour de constats objectivés et de coconstruire des mesures mieux ciblées pour y remédier grâce à la précision du diagnostic. Enfin, les résultats sur ce type de projets sont directement mesurables, ce qui est un énorme atout puisque le taux d’absentéisme se suit dans le temps. Les entreprises que nous avons rencontrées ou accompagnées ont toutes tiré des avantages significatifs en s’inscrivant dans cette démarche. En premier lieu, elles ont constaté une diminution des absences, une meilleure identification des causes de leur survenue et une réorientation des moyens de les prévenir.

Où en sont les entreprises françaises dans l’appropriation de la démarche analytique par rapport à d’autres pays ?

Pas très loin, j’en ai peur, pour de multiples raisons. La culture du chiffre est peu développée dans les services RH en France. La qualité des données n’est par ailleurs pas toujours bonne. Et surtout, nos services RH sont pollués par une pléthore de tâches administratives qui mobilisent leur énergie, au détriment de ce qui devrait être leur objectif principal : accroître l’efficacité du capital humain. L’erreur est de concevoir l’analyse des déterminants de cette efficacité comme une tâche secondaire. C’est au contraire une tâche primordiale, qui devrait mobiliser des ressources importantes.

Quelle est l’attitude des DRH vis-à-vis de l’analytique RH ? Quelles sont leurs réserves éventuelles ? Craignent-ils un manque de maîtrise du sujet, des effets pervers ou des risques ?

Culturellement, une approche des problématiques RH par l’utilisation de données n’est pas bien ancrée. Le scepticisme a donc longtemps prévalu au nom du principe que les comportements humains ne peuvent se réduire à de la statistique. Mais cette position n’est ni tenable ni productive : il ne s’agit en aucun cas de retirer à l’utilisateur son sens critique. Bien au contraire : nous l’aidons à objectiver les hypothèses qu’il peut formuler, et à dégager du temps pour les traiter sérieusement. Je pense aujourd’hui que nous sommes entrés dans un nouveau paradigme : les DRH sont majoritairement convaincus de l’intérêt de l’analytique. Mais ils craignent de ne pouvoir alimenter la démarche par des données de bonne qualité, et redoutent la difficulté technique du premier pas. Les services RH doivent être accompagnés, tout comme le sont les services marketing lorsqu’ils mettent en œuvre de telles démarches, cette fois orientées client.

Y a-t-il un risque que l’analytique RH aille trop loin ? La loi européenne protège-t-elle suffisamment les salariés contre un Big Brother RH qui localiserait, analyserait et évaluerait en permanence les moindres faits et gestes des salariés sur leur outil informatique ?

Comme tous les outils, celui-ci a les vertus de son utilisateur. Une mauvaise utilisation peut aboutir à des conclusions erronées, même si l’intention initiale est louable. C’est à nous d’accompagner l’utilisateur d’un point de vue méthodologique, pour qu’il maîtrise ce qu’il entreprend. Mais il existe aussi un danger moral consistant à utiliser l’outil à des fins discutables, comme cette traçabilité des salariés que vous évoquez. Techniquement, rien ne s’y oppose ; il est donc important que la loi limite l’utilisation qui est faite des données RH.

Parcours

Après avoir soutenu une thèse en économie des ressources humaines en 2001, Sébastien Richard prend la direction du master management des ressources humaines de l’université de Lille de 2006 à 2016. En 2015, il collabore à la direction scientifique de DéciRh, logiciel expert d’analytique RH.

Il a publié, en collaboration avec Guillaume Pertinant et Patrick Storhaye, Analytique RH, démarche, bénéfices, défis (éditions EMS, 2017).

Auteur

  • Frédéric Brillet