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Le grand entretien

« Les contributeurs sont de plus en plus critiques vis-à-vis des plates-formes »

Le grand entretien | publié le : 22.10.2018 | Frédéric Brillet

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« Les contributeurs sont de plus en plus critiques vis-à-vis des plates-formes »

Crédit photo Frédéric Brillet

Dans nos économies de plus en plus collaboratives, le recours à la production participative, ou crowdsourcing, se développe. Une utilisation qui présente des risques juridiques pour les plateformes, tels que la requalification de leur relation avec les contributeurs en contrat de travail.

Quelle place occupent les plateformes de crowdsourcing dans notre économie ?

Ces plates-formes ne cessent de prendre du poids dans les économies modernes qui deviennent de plus en plus collaboratives. On fait de plus en plus souvent appel aux consommateurs, aux créatifs, aux scientifiques situés hors des organisations pour avoir du sang neuf, de nouvelles façons d’innover. Il est intéressant de constater que l’on fait de plus en plus souvent appel à ces plates-formes pour différentes activités et univers : secteur public et privé, grande consommation, culture, vie quotidienne…

Quelles sont les différentes catégories de crowdsourcing qui émergent ?

Le crowsdsourcing renvoie à des missions très diverses. Le crowdsourcing de microtâches porte sur des travaux répétitifs faiblement rémunérés et souvent peu qualifiés comme la traduction de textes, la reconnaissance d’images, les relevés de prix, le classement de fichiers… Clickworker, Amazon Mechanical Turk et uTest se positionnent sur ce segment. Le crowdsourcing d’activités créatives – création d’un packaging, propositions de vidéos publicitaires, recherche de slogans, etc. – rémunère les internautes qui gagnent les concours mais les autres ne touchent rien, ce qui peut dans certains cas générer de la frustration. Entrent dans cette catégorie des sociétés comme eYeka et Creads. Le crowdsourcing de problèmes complexes – résoudre un problème complexe dont la solution est objectivement vérifiable, résoudre des problèmes scientifiques – s’adresse à des travailleurs très qualifiés. Ils peuvent gagner des récompenses élevées, voire très élevées, excédant souvent des dizaines de milliers d’euros en répondant à des demandes émanant de InnoCentive ou Topcoder. Enfin, le crowdsourcing d’informations – apporter des informations ou des données dans un format prédéterminé – mobilise des bénévoles qui n’attendent pas de rémunération mais œuvrent pour le bien commun ou pour d’autres citoyens ou usagers. Des habitants de grandes villes signalent via leur ordinateur ou une application du type OpenStreetMap ou SeeClickFix des dégradations ou la malpropreté, les utilisateurs du métro parisien des retards ou la présence de contrôleurs.

Quels défis ou risques juridiques posent ces différentes catégories relativement au droit du travail ?

Plus les internautes sont dans une relation de subordination vis-à-vis de la plate-forme – caractérisée par un pouvoir de direction, un pouvoir disciplinaire et un pouvoir de contrôle de la plateforme sur l’internaute –, plus le risque est fort qu’ils demandent une requalification de la relation qu’ils entretiennent avec la plate-forme en contrat de travail. Si le statut de salarié est accordé aux participants, la plate-forme de crowdsourcing devra leur verser un salaire minimum et des indemnités de licenciement à la fin du contrat. Pour réduire ce risque, les sites de crowdsourcing cherchent à faire valoir que leurs contributeurs leur cèdent des droits de propriété intellectuelle. En opérant de la sorte, les plates-formes sont libres de pouvoir exploiter en leur nom les créations, projets, inventions des participants.

Comment réagissent les contributeurs ?

Ils se montrent de plus en plus critiques vis-à-vis des plates-formes. Les reproches les plus fréquents adressés sont l’exploitation d’une main-d’œuvre gratuite ou très faiblement rémunérée, l’émiettement des tâches à réaliser rendant le travail peu intéressant, la difficulté pour le contributeur de toujours percevoir la finalité des tâches, la dépossession du travail effectué, l’absence de lien contractuel précis entre la plate-forme et le participant qui n’est, de ce fait, ni vraiment salarié ni travailleur indépendant.

Comment éviter ces tensions et conflits ?

Les plates-formes doivent faire preuve de beaucoup de pédagogie à l’égard des internautes quant aux caractéristiques juridiques qui régissent leurs relations avec eux. Plus elles informeront précisément les contributeurs sur le cadre juridique qui réglemente les opérations de crowdsourcing, plus ils s’engageront en connaissance de cause dans ces actions collaboratives et plus ils seront en mesure d’évaluer ex ante les risques d’insatisfaction inhérente à chacune d’entre elles. Les plates-formes sont en droit d’attendre la réalisation d’un travail correspondant aux objectifs fixés. Elles peuvent demander beaucoup de choses aux participants pour peu que le lien de subordination ne puisse être démontré. C’est ainsi qu’elles doivent éviter de restreindre le temps donné aux contributeurs pour réaliser leurs projets, sauf dans le cas des concours, d’exiger que l’exécution des tâches se fasse dans un endroit précis, d’exiger que la tâche ne se fasse avec un type de matériel précis.

Faut-il inventer un nouveau statut entre le salarié et l’indépendant pour permettre le développement de nouvelles formes d’emplois liés aux plates-formes de crowdsourcing ? Que peut-on imaginer ?

La création d’un nouveau statut n’est pas nécessaire. Les plates-formes de crowdsourcing doivent, en revanche, clairement préciser aux contributeurs le statut professionnel qui leur est affecté compte tenu de la nature de la tâche qu’ils effectuent. Plus elles renseigneront à l’avance les internautes sur les conditions juridiques qui régissent les opérations collaboratives auxquelles ils participent, plus elles réduiront les risques de voir ces derniers se retourner contre elles.

Les problèmes avec le droit du travail, les risques d’image incitent-ils certaines plates-formes à faire évoluer leur relation avec les contributeurs ?

Les plates-formes doivent davantage considérer leurs contributeurs comme des partenaires avec qui elles souhaitent entretenir des relations de long terme et non pas seulement les assimiler à de simples participants occasionnels. La motivation à participer aux opérations de crowdsourcing n’est pas que financière. Elle repose également sur un besoin de reconnaissance sociale – vis-à-vis des autres participants, des professionnels qui réclament leurs concours, des entreprises, des utilisateurs, etc. – Les plates-formes doivent donc veiller à satisfaire ce besoin en valorisant davantage le travail des contributeurs de diverses façons originales : faire un classement des meilleurs contributeurs, leur permettre de se rencontrer entre eux, de rencontrer des entreprises intéressées par leurs activités, etc.

Comment fidéliser durablement les participants les plus performants et les inciter à participer aux opérations de crowdsourcing ?

Les plates-formes ont intérêt à proposer un niveau de rémunération-prime incitatif dans le cadre des concours ; à valoriser socialement les tâches proposées auprès des communautés auxquels les participants appartiennent ou aimeraient appartenir ; à mettre en œuvre des actions de communication visant à accroître la notoriété du contributeur face à ses pairs, ses employeurs actuels, potentiels et futurs.

Parcours

Enseignant à l’ESSCA École de Management d’Angers depuis 2001, Jean-François Lemoine est également professeur agrégé de gestion à l’université Paris Panthéon Sorbonne (Paris I) depuis 2009.

En novembre 2017, il a publié avec Yannig Roth (directeur marketing de Wiseed, une plate-forme de crowdfunding ou investissement participatif) et Éric Favreau (responsable juridique chez eYeka, une plate-forme de crowdsourcing où les marques invitent des créateurs à participer à des concours pour trouver des idées), « Le crowdsourcing : travail ou pas ? Éclaircissement des pratiques et implications juridiques », dans la revue Management & Avenir.

Auteur

  • Frédéric Brillet