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Le grand entretien

« On oublie que le travail contribue à protéger la santé »

Le grand entretien | publié le : 15.10.2018 | Frédéric Brillet

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« On oublie que le travail contribue à protéger la santé »

Crédit photo Frédéric Brillet

Dans l’ouvrage Travail et Santé, paru en avril 2018 aux Presses de Sciences Po, Thomas Barnay et Florence Jusot tirent les principaux enseignements de la littérature économique française et internationale sur les relations complexes entre problèmes de santé et parcours professionnels, puis s’interrogent sur les principaux dispositifs à mettre en place afin de préserver la santé au travail et de sécuriser les parcours professionnels.

Comment qualifier la relation entre travail et santé ? Peut-on parler d’osmose ?

Tout à fait, tant les interactions sont multiples et complexes. Les trajectoires de santé et sur le marché du travail sont fortement imbriquées avec des dynamiques de long terme. Le travail, globalement, protège la santé par rapport à une situation de non-emploi, mais l’exposition à de mauvaises conditions de travail dégrade la santé. Par ailleurs, la préservation de la santé est un facteur de maintien dans l’emploi et favorise également l’accès à l’emploi.

Quelles idées reçues faut-il encore combattre aujourd’hui concernant le lien entre travail et santé ?

Si on met souvent en avant le rôle potentiellement pathogène du travail, on oublie trop souvent que le travail contribue à protéger la santé grâce au revenu qu’il génère. Et c’est ce revenu qui va permettre au travailleur de supporter le coût d’une assurance complémentaire et lui donner un meilleur accès aux soins.

Comment évoluent les effets de l’emploi sur la santé du fait des transformations de notre système économique et social ?

Du côté des effets positifs, la fréquence des longues durées de travail – plus de 40 heures par semaine – diminue, passant de 29 % à 18 % pour l’ensemble des salariés depuis une vingtaine d’années en France. L’exposition à « au moins une contrainte physique intense » a régressé entre 1994 et 2010, passant de 46 % à 40 %, excepté pour les employés administratifs. Les situations posturales de type position debout ou piétinement sont également devenues moins fréquentes, elles sont passées de 28 % à 24 % en 16 ans.

Du côté des effets négatifs, le travail se densifie, les rythmes s’accélèrent et l’autonomie se réduit. Contrairement à toute attente, la tertiarisation de l’économie n’engendre pas une baisse massive des expositions aux contraintes physiques car d’autres se sont aggravées durant cette période : l’exposition aux bruits s’est considérablement accrue, notamment dans le secteur de la construction (de 28 % à 58 %) et chez les ouvriers qualifiés (de 29 % à 47 %). Même constat pour les contraintes organisationnelles et relationnelles : entre 1994 et 2010, la proportion de salariés subissant au moins trois contraintes de rythme est passée de 28 % à 36 %. Cette aggravation concerne tous les secteurs, hormis l’agriculture, et toutes les catégories sociales, même si elle reste très mesurée pour les ouvriers non qualifiés. Par ailleurs, la proportion de salariés confrontés à un contrôle ou à un suivi informatisé a doublé, de 15 % à 30 %. Le fait d’avoir un rythme de travail obligeant à une réponse immédiate – imposée par une demande extérieure – a crû de 50 % à 57 % ; ou encore la contrainte de « devoir fréquemment interrompre une tâche pour en faire une autre non prévue » a crû de 46 % à 56 %. Enfin émerge une nouvelle forme de pénibilité psychique, « la peur de perdre son emploi », qui cause un certain nombre de pathologies.

Quelles conséquences le chômage et l’insécurité professionnelle ont-ils sur la santé ?

De façon générale, la perte d’emploi est associée à une dégradation du bien-être et de la santé à court et long termes. Cet effet délétère transite par plusieurs canaux tels que la diminution des revenus, la perte de l’assurance santé et les coûts psychologiques du chômage. La persistance du chômage a un effet néfaste sur la santé, notamment mentale, générant de l’anxiété et des dépressions, et entraîne une surcharge pondérale ou la consommation d’alcool. Une augmentation d’un point du taux de chômage est associée à une réduction de 1 % de la mortalité cardiovasculaire. La peur de perdre son emploi est également nuisible à la santé. Les conséquences négatives de l’insécurité professionnelle sur la santé mentale et son rôle dans de nombreuses pathologies chroniques ont été mises en exergue durant la période Thatcher en Grande-Bretagne. Plus récemment, en France, l’existence d’un effet causal de la peur de perdre son emploi dans un certain nombre de pathologies a été confirmée.

Quel est l’impact de l’état de santé initial sur les trajectoires professionnelles ?

Les événements survenus dès l’enfance sont déterminants. Les phases de précarité vécues pendant la seule enfance sont associées à un risque de 50 % supérieur de devenir fumeur à l’âge adulte, en raison d’une initiation tabagique plus fréquente, à un risque deux fois plus élevé de devenir obèse pour une femme et, plus généralement, à un risque deux fois plus élevé de connaître des problèmes de santé à long terme. Par ailleurs, les effets délétères des conditions de travail sur la santé apparaissent dès le début de la carrière.

D’après les travaux des chercheurs sur la santé au travail, que peuvent faire les employeurs pour améliorer celle de leurs salariés ?

Face à des carrières de plus en plus morcelées et un risque santé qui peut apparaître relativement tôt, la sécurisation des parcours doit être pensée dès l’entrée dans l’entreprise et ce quel que soit l’âge du salarié. Les travaux révèlent en effet que l’exclusion du marché du travail liée à un choc de santé (handicap, maladie…) n’épargne pas les plus jeunes. Par ailleurs, les résultats montrent que les salariés couverts durant le délai de carence n’ont pas de probabilité plus élevée d’avoir un arrêt durant l’année, mais qu’ils ont des durées totales d’arrêt maladie significativement plus courtes. L’investissement des employeurs dans la santé de leurs salariés semble donc bénéfique, non seulement pour l’employé mais également pour l’entreprise. Au regard des résultats de la littérature économique, il apparaît aujourd’hui impérieux d’intervenir, de façon significative, pour sécuriser les parcours professionnels face à ces « chocs de santé ». Parmi les pistes à explorer figurent l’aménagement des conditions de travail, l’accès à la formation continue et des efforts d’accompagnement ciblés vis-à-vis des populations les plus à risque d’exclusion (femmes, peu qualifiés…) ou des pathologies les plus pénalisantes.

Comment se situe la France par rapport à ses voisins en matière de santé au travail ?

Un indicateur synthétique d’espérance de vie professionnelle en santé – définissant le nombre d’années vécues entre les âges de 50 et 70 ans à la fois en bonne santé et en emploi – a été estimé sur le panel européen des ménages afin de comparer les performances des pays européens à maintenir les seniors à la fois en emploi et en bon état de santé. Les différences d’espérance de vie professionnelle des seniors sont avant tout liées à des législations en matière de départ à la retraite qui différent encore sensiblement. Entre 1995 et 2001, l’espérance de vie professionnelle des hommes âgés de 50 ans est la plus élevée au Danemark (11,4 ans contre 7,3 en France). Dans la population féminine, la durée espérée la plus élevée est observée en Finlande (9,4 ans contre 6,9 ans en France). Sur les 12 pays observés, la France se situe ainsi au 11e rang pour les hommes et au 6e rang pour les femmes.

Parcours

Thomas Barnay est professeur de sciences économiques à l’université Paris-Est Créteil et chercheur à l’Erudite. Il est fondateur et codirecteur du master 2 Économie de la santé de l’Upec.

2016 : Nommé professeur de sciences économiques à l’Upec (université Paris-Est Créteil).

2014 : Devient professeur de sciences économiques à l’université de Rouen.

2012-2015 : Occupe un poste de conseiller scientifique au ministère des Affaires sociales, de la Santé et des Droits des femmes chargé de l’animation et de la valorisation scientifique de l’enquête Santé et itinéraire professionnel.

2013 : Habilité à diriger des recherches à l’Upec.

2006 : Nommé maître de conférences en sciences économiques à l’Upec.

2004 : Obtient sa thèse de sciences économiques à l’université Paris XII Val-de-Marne.

Auteur

  • Frédéric Brillet