Le décret sur le montant de la monétisation horaire du compte personnel de formation (CPF) devrait être publié « d’ici quelques jours ou semaines », selon le ministère du Travail. Problème, le tarif annoncé (14,28 euros de l’heure) est jugé insuffisant par la profession qui craint une dégradation de l’offre.
« 14,28 euros de l’heure, c’est un tarif de femme de ménage, pas de formateur ! », lâche, excédé, le patron d’un petit organisme de formation (OF), lorsqu’on évoque le futur montant horaire du CPF monétisé tel qu’il devrait entrer en vigueur courant 2019. Insuffisant ? « À ce prix-là, c’est presque du bénévolat », soupire Martine Guérin, présidente du Sycfi, un syndicat de formateurs-consultants indépendants. « Ce genre de tarif ne tient pas compte des charges qui pèsent sur les prestataires de formation, même les plus petits. 25 euros de l’heure n’est déjà pas un tarif tenable, ajoute-t-elle. C’est un mauvais signal adressé à la profession, mais aussi aux acheteurs : ceux-ci pourraient avoir l’impression que la formation est un service au rabais… Ce n’est pas vraiment le genre de message qu’il faut envoyer alors que le développement des compétences est présenté comme l’enjeu principal de la réforme », explique Marc Dennery, directeur associé de C-Campus, cabinet de conseil en optimisation de la fonction formation en entreprises. Selon ses calculs, l’heure de formation sur le marché des PME-TPE oscille entre 27 et 28 euros. Si le tarif annoncé par le ministère du Travail devait entrer en vigueur, il se traduirait par une perte de quasiment 40 % du prix horaire pratiqué habituellement par les organismes de formation. « Et cela alors que l’évolution du marché pousse ces derniers à se transformer, se digitaliser, innover en matière de pédagogie ou même de marketing, passant d’un modèle B to B à une offre B to C. À quoi s’ajoute l’obligation qui leur est faite de se labelliser. Tout cela coûte de l’argent et le tarif fixé par le ministère risque de fragiliser encore davantage certains prestataires », prévient-il.
La levée de boucliers est donc unanime chez les professionnels de la formation, aussi bien du côté des grands organismes adhérents à la Fédération de la formation professionnelle (FFP) que chez les free-lances. « Je facture en moyenne 31 euros de l’heure. Je ne peux pas fournir la même qualité de service à 14,28, ni même à 20 ! Que veut-on ? Mettre tout le monde devant un Mooc sans accompagnement et appeler ça de la formation ? », s’indigne Arnaud Portanelli, directeur de l’organisme de formation linguistique Lingueo et membre du conseil d’administration de la FFP. « J’ai peur que cette monétisation insuffisante ne crée un trou d’air dans l’achat de formation. Un temps mort durant lequel les clients, entreprises ou salariés, hésiteront à investir, attendant de voir la suite avant d’engager leur CPF », redoute le patron de Lingueo. « En 2015, les OF ont mis un an ou deux à s’adapter. Le souci de cette réforme qui vient, c’est que le trou d’air sera suivi d’une lame de fond puisque les ressources mutualisées de la formation seront massivement transférées vers les demandeurs d’emploi, les jeunes et les employés des PME de moins de 50 salariés ! », annonce pour sa part Marc Dennery. Chez Actalians, l’Opca des professions libérales, on confirme le manque à gagner à venir pour les organismes de formation : « Selon nos simulations, le passage à 14,28 euros de l’heure se traduirait par une baisse des financements de 57 % ! Sur les 17,5 millions que nous versons aujourd’hui aux OF, il n’en resterait plus que 7,5… », y calcule-t-on.
Le ministère du Travail, lui, juge sa tarification à 14,28 euros raisonnable tout en estimant qu’elle n’est pour l’instant pas gravée dans le marbre. En mars dernier, Muriel Pénicaud calculait que l’heure moyenne de formation était aujourd’hui facturée à 12 ou 13 euros. « Nous avons décidé d’aller au-delà ! », indiquait-elle à l’occasion d’une rencontre avec l’Association des journalistes de l’information sociale (Ajis). Les calculs de son ministère prennent cependant un élément supplémentaire en compte : aujourd’hui, seuls 270 000 actifs (2 % du total) ont jusqu’à présent mobilisé leur compte pour se former. Conséquence de quoi, les crédits CPF ont atteint leur plafond chez une majorité de la population travailleuse française à raison de 120 heures correspondant à l’ancien DIF (peu utilisé) et 72 heures au titre du CPF tel qu’il existe depuis 2015. Soit 192 heures en tout pour une conversion de 2 741,70 euros par actif, susceptible d’être mobilisés pour acheter de la formation. Pas loin, donc, de la dépense annuelle par individu qui part en formation à en croire les « jaunes budgétaires » annuels publiés par Bercy en complément des projets de loi de finances.
N’empêche. Pour les organismes de formation, le chamboulement à venir est réel. Aujourd’hui, alors que le CPF reste calculé en heures, ce sont les Opca qui jouent les régulateurs du marché en fixant un tarif horaire pouvant s’étendre de 9… à 90 euros de l’heure pour la même prestation !
Demain, tous devraient se mettre au diapason du tarif unique dont le montant exact sera fixé par un décret du ministère du Travail prévu « pour dans quelques jours ou quelques semaines », selon une source proche de la rue de Grenelle. Changement de paradigme oblige, ce ne sont plus les Opca (qui disparaissent au 31 décembre 2018) qui géreront les quelque 14 milliards d’euros que représente le marché de la formation des entreprises, mais les futurs opérateurs de compétences (Opco) qui prendront le relais.
Problème : à l’heure actuelle, les acteurs du paritarisme de la formation (partenaires sociaux et branches) sont en pleine reconfiguration du paysage, situation qui risque d’augmenter la confusion chez les acheteurs de formation tout en les confortant dans une attitude attentiste. « Cela peut représenter une opportunité pour les organismes de formation, y compris les plus petits : il va falloir être très attentif à ce qu’ils proposent en direction de l’accompagnement des compétences des salariés de TPE et PME de moins de 50 salariés, un public que les professionnels touchaient peu jusqu’à présent », note Jacques Faubert, président de la section francilienne des Chambres syndicales des formateurs-consultants (CSFC), un autre syndicat d’indépendants. Reste l’angle mort de la réforme : les salariés des entreprises trop grandes pour avoir accès au plan mutualisé des Opco mais trop petites pour disposer des budgets formation sanctuarisés des grands groupes. Ceux-là risquent de n’avoir que leur CPF monétisé pour développer leurs compétences. Et, à moins d’imaginer la publication surprise d’un décret qui revaloriserait le montant fixé par la ministre, ces derniers ne devront compter que sur l’investissement de leur employeur ou la coconstruction de leur formation à partir de leur CPF avec ce dernier. Encore faut-il qu’ils y soient évangélisés. Bref, il n’y a plus qu’à…