Les syndicats ont adressé aux organisations patronales un projet de discussions sociales indépendant du calendrier de l’exécutif. L’occasion, peut-être, de tirer un trait sur onze ans de tutelle de l’État sur le dialogue social interprofessionnel.
Pour le centième anniversaire de l’Organisation internationale du travail (OIT), syndicats et patronat se sont offert un beau cadeau : une tentative de reprise en main par eux-mêmes de leur agenda social de négociations et de délibérations, sans interférence de l’État sur les sujets à traiter et les conditions pour le faire. Une première depuis onze ans et le vote de la loi de modernisation du dialogue social du 31 janvier 2007. La fameuse loi Larcher qui exige que toute réforme portant sur l’organisation du travail, la formation professionnelle ou l’emploi soit précédée d’une négociation interprofessionnelle menée par les cinq confédérations syndicales représentatives (CGT, CFDT, FO, CFE-CGC et CFTC) et leurs homologues patronales (Medef, CPME et U2P). Un texte de loi qui, à l’époque, ambitionnait de remettre les partenaires sociaux au cœur du jeu législatif dès lors qu’il était question de leurs thèmes de prédilection, mais qui s’est rapidement révélé être un carcan pour ces derniers, les contraignant à aligner leur agenda de négociations sur le calendrier des réformes enclenchées par le gouvernement. « Dès le quinquennat de Nicolas Sarkozy, l’année suivant la promulgation de cette loi, on nous a enjoint de négocier à répétition sur des sujets contraints », se souvient Gilles Lécuelle, secrétaire national de la CFE-CGC en charge du dialogue social. Résultat : les partenaires sociaux se voyaient obligés de mener des discussions à marche forcée autour de textes dont les grands principes avaient souvent été ficelés en amont entre le ministère du Travail, la CFDT et le Medef. Une tendance qui ne s’est pas inversée durant le mandat de François Hollande, ni pendant la première année de celui d’Emmanuel Macron au cours de laquelle organisations syndicales et patronales ont dû plancher à vitesse grand V sur les réformes de la formation professionnelle et de l’assurance chômage. Et tout cela pour apprendre, à la radio, le matin même de la conclusion de la négociation formation, que la ministre du Travail jetait unilatéralement à la corbeille tout un pan de leur projet d’ANI âprement discuté et même pas encore signé…
La goutte d’eau qui a fait déborder le vase ? « Cela fait plus de dix ans que l’exécutif s’est arrogé la décision sur les sujets de négociation et les conditions dans lesquelles les négocier. C’est devenu la norme. Il était temps de reprendre notre agenda en main », explique Pascal Pavageau, secrétaire général de Force ouvrière. Le 11 juillet dernier, à l’insu de l’Élysée et sur invitation des dirigeants de FO et de la CPME, les huit leaders des confédérations syndicales et patronales s’étaient retrouvés au palais d’Iéna, siège du Conseil économique, social et environnemental (CESE), pour une première réunion visant à déterminer les conditions de fixation d’un nouvel agenda social, indépendant des volontés de l’exécutif. Celui-ci a d’ailleurs réagi au quart de tour, invitant les numéros 1 à un « mini-sommet social » la semaine suivante pour leur confier de nouvelles négociations sur l’assurance chômage et la santé au travail, mais cette fois selon des modalités négociées entre tous les acteurs. Pour autant, les organisations syndicales n’ont pas souhaité s’arrêter là. Le 25 septembre, les cinq dirigeants de celles-ci envoyaient une lettre à leurs homologues patronaux pour fixer cinq sujets de négociations et de délibérations durant l’année à venir. « Qualité de vie au travail », « Télétravail », « Transitions numérique, écologique et énergétique : nouvelles formes d’emploi et travailleurs des plateformes », « Discriminations dans l’accès au travail quelles qu’en soient les modalités (embauche, stages, apprentissage, formation…) » et « Quel modèle économique et social en Europe ? » pourraient bien être au menu de l’agenda social que les partenaires sociaux ont choisi de se fixer seuls, en sus de celles sur l’assurance chômage, la santé au travail et la réforme de l’encadrement, imposées par le gouvernement. « On a choisi des thèmes consensuels, on n’a pas voulu faire de provoc’ vis-à-vis de l’exécutif », indique Pascal Pavageau. Un peu, quand même, puisque la lettre d’invitation à négocier a été adressée aux organisations patronales quelques jours avant le document de cadrage de Matignon sur l’assurance chômage.
« Ce sont des thèmes que l’on porte de longue date et sur lesquels il y a urgence à discuter entre partenaires sociaux. Le dernier texte sur la QVT, par exemple, a été signé en 2013 et commence à dater », juge Marylise Léon, numéro 2 de la CFDT. Petit regret pour la centrale de Belleville, sa proposition de négocier sur la récente réforme de la formation professionnelle en faisant précéder son application par un temps d’expérimentation dans une seule branche n’a pas été retenue. Pour ne pas provoquer, justement. « Toutes ces discussions n’ont pas vocation à déboucher sur de futurs ANI, précise cependant Gilles Lécuelle. D’ailleurs un seul sujet – la qualité de vie au travail – doit faire l’objet d’une négociation en bonne et due forme. Mais si, concernant les autres sujets, nous pouvions au moins aboutir à des délibérations ou des positions communes, ce serait une belle avancée pour le dialogue social », estime le syndicaliste de la rue du Rocher. Et pourquoi pas pousser la logique jusqu’au bout en abandonnant certaines pratiques jugées agaçantes par les syndicats, à l’image de l’écriture initiale des textes martyrs par le seul Medef ou les réunions systématiquement organisées dans ses murs, au 55 de l’avenue Bosquet, à deux pas de l’École militaire. « Le CESE pourrait être un meilleur endroit pour négocier, plus neutre », suggère Gilles Lécuelle.
Reste à savoir si le patronat, qui n’a pour l’instant pas répondu à l’invitation des syndicats, se joindra à la fête. « L’inscription d’une réflexion sur le modèle économique et social européen est une main tendue à Geoffroy Roux de Bézieux qui voulait une négociation sur ce thème », assure Pascal Pavageau. « Les sujets sur les travailleurs des plateformes font partie des problématiques qui agitent la CPME et l’U2P puisque ces faux travailleurs indépendants peuvent constituer autant de concurrents pour leurs adhérents », abonde Marylise Léon. Quant à la réaction du gouvernement à cette initiative des seuls partenaires sociaux, elle ne les empêche pas de dormir, à en croire le leader de FO : « Quoi que nous dise l’exécutif, si on se met d’accord entre nous pour négocier, on ira ! »