Depuis 2000, Fabien De Geuser mène des recherches sur la manière dont les instruments de gestion représentent le travail, sur leur adaptation ou leur inadaptation aux besoins des managers et sur les organisations capacitantes.
Le projet est parti d’un paradoxe. D’une part, nous avions constaté que de nombreux professeurs de gestion illustraient leurs cours avec des références littéraires. Ainsi, James March, un des plus grands théoriciens des organisations, base son enseignement en particulier sur Don Quichotte : le manager est à la fois Don Quichotte pour son rôle entraînant et visionnaire et Sancho Pança pour sa fonction organisatrice et concrète. D’autre part, certains de nos étudiants en management reprochaient à la gestion une dimension trop technique, terre à terre, sans souffle lyrique, pourrait-on dire. Alain Max Guénette et moi avons donc essayé de réconcilier ces deux approches en montrant à la fois la pertinence de la littérature comme analyseur du management mais aussi en quoi le management a des dimensions profondément littéraires. Et puis nous avions énormément envie de donner l’occasion à des auteurs en management de parler littérature, d’évoquer des « héros » de la littérature et des « héros » de la gestion.
Le manager écrit énormément. Il écrit pour expliquer, prescrire, assumer, se couvrir… L’écriture managériale est incroyablement structurante et performative. À mon avis, au vu de l’importance du courrier électronique, le management est devenu une sorte de littérature épistolaire à la manière des Liaisons Dangereuses, de Laclos, par exemple ! Le manager crée des récits à la fois pour constituer le ciment et l’enthousiasme du collectif mais aussi pour permettre à chacun de ses collaborateurs de donner du sens à son propre travail. James March parle de fonction poétique du manager car celle-ci s’incarne dans des mots proches de la poésie : la vision, la créativité… Cette fonction identitaire du récit managérial est extrêmement importante dans un monde en disruption car elle permet à chacun de relier son histoire à un futur possible. Et puis le récit est aussi une manière de mettre en avant des performances exceptionnelles, de mythifier des « héros », avec peut-être le risque de la mystification et de la pure romance managériale…
En distinguant la fonction d’écrivain de celle d’auteur, nous voulions insister sur le fait que le manager passe son temps à écrire mais qu’il est important qu’il soit aussi capable de créer une histoire personnelle et originale. Il y a aussi un lien entre l’auteur et l’autorité, dont se réclament les managers. Il me semble que c’est Victor Hugo qui a théorisé ce lien en montrant que l’autorité la plus légitime est celle à l’origine de l’œuvre, du projet, de l’idée ou de l’entreprise. Pour être légitimes, les managers doivent réfléchir davantage à leurs rôles d’auteurs de performances managériales.
Sophie Chabanel se sert de la littérature pour analyser le changement dans l’entreprise. Elle utilise en particulier Les Destinées sentimentales de Jacques Chardonne, Les Buddenbrook de Thomas Mann, Résolution de Pierre Mari, Retour aux mots sauvages de Thierry Beinstingel dans le cadre de séminaires sur le changement organisationnel. Grâce à ces livres, elle montre des aspects négligés des transformations comme leurs conséquences émotionnelles. Le passage par la littérature peut par conséquent élargir notre perspective.
Maïmone et Nava empruntent à Eco par exemple la notion de labyrinthe qu’ils transfèrent au management : les gestionnaires doivent faire face à un savoir et à un monde complexe au point qu’ils s’y perdent alors même que le management est censé incarner l’ordre de la bureaucratie. Chez Lampedusa, les managers peuvent trouver un récit qui donne sens à un autre paradoxe d’actualité : le changement est devenu permanent. La seule stabilité demeure dans le changement, ce qu’illustre la phrase-clé du roman quand Tancrède déclare : « Si nous voulons que tout continue, il faut que d’abord tout change ».
Molière dénonce les hypocrisies. Lire Le Bourgeois gentilhomme, Le Malade imaginaire mais aussi Tartuffe, c’est se donner une hygiène de l’esprit face à la tendance des modes managériales, de leurs mimétismes et à toutes les fuites devant la réalité. Lire Le Misanthrope, c’est se rappeler le sens des responsabilités et la nécessaire moralité du manager. Molière est une sorte de force de rappel pour les gestionnaires. Et peut-être que L’Avare était déjà une prémonition du « Cash is king » actuel du management…
Ceci est lié à la montée d’une anxiété managériale mal assumée : les managers exercent un métier difficile et angoissant. Ils vont donc chercher des recettes faciles à appliquer qui leur donnent une pincée de distinction grâce à des mots nouveaux et une quête constante du dernier « truc à la mode ». D’une certaine manière, cette littérature de gestion est un croisement entre livre de cuisine pour les recettes, roman de magie ou contes de fées pour la performativité facile et magazines de mode pour le côté « fashion ».
Ce sont de très bons sujets pour leur dimension héroïque mais qui peinent à trouver des auteurs au niveau de leur histoire. Les récits biographiques ou autobiographiques consacrés aux grands dirigeants sont souvent d’une grande pauvreté littéraire. Je rêve d’un nouveau Dumas écrivant la geste d’un grand manager à la manière d’un roman d’aventures ou au contraire d’un Proust portant son regard acéré sur le quotidien d’une vie de bureau ! Mais surtout, ce qui me frappe, c’est la tendance à vouloir faire de ces managers les nouveaux héros de nos sociétés avec tout le risque d’infantilisation que cela comporte. Ou alors peut-être faudrait-il parler de ces managers comme Musil et raconter la vie du nouvel Homme sans qualités que serait le manager ?
2017 : codirige avec Alain Max Guénette l’ouvrage collectif Littérature et Management publié chez L’Harmattan.
2007-2018 : professeur assistant puis associé à ESCP Europe.
2004-2007 : professeur assistant à HEC Lausanne.
2004 : thèse de doctorat en sciences de gestion, HEC Paris, sur l’ergonomie des instruments de gestion.