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Le grand entretien

« L’évaluation est un processus nécessairement conflictuel »

Le grand entretien | publié le : 24.09.2018 | Frédéric Brillet

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« L’évaluation est un processus nécessairement conflictuel »

Crédit photo Frédéric Brillet

Certains milieux de travail connaissent une véritable inflation des normes. Leurs finalités sont multiples : instaurer de la transparence, garantir un service de qualité, contrôler les comportements, mieux évaluer le personnel, etc. Ces normes portent en elles des risques de dérive pour la société tout entière, ce qui amène à esquisser des pistes de réflexion pour repenser l’évaluation du travail.

Comment vous est venue l’idée de ce livre ?

Ce sont mes enquêtes de terrain qui m’ont amené à l’idée qu’il existe aujourd’hui, dans certains milieux de travail, une véritable tyrannie des normes qui génère une kyrielle d’effets pervers. Après avoir touché massivement le secteur privé, cette tendance touche aujourd’hui de plein fouet le secteur public et des métiers qui, jusqu’ici, étaient relativement épargnés par ces normes.

Qu’est-ce qui a changé dans la manière dont les organisations évaluent le travail des salariés ?

L’évaluation du travail n’est pas une idée neuve. Cette question a toujours fait l’objet de vives controverses dans tous les milieux professionnels. Elle nourrit les discussions entre pairs, mais aussi avec la hiérarchie. Elle résonne aussi en chacun d’entre nous dans la mesure où nous ne pouvons pas juger de la qualité de notre travail sans nous référer à certains critères et à des règles de travail. Ceux-ci peuvent en partie découler des prescriptions organisationnelles, mais ils sont aussi portés par le collectif de travail et sont sans cesse retravaillés, retouchés… Ils ne sont donc jamais totalement stabilisés et c’est heureux. Cela offre du jeu et des espaces de négociation. Or, depuis plusieurs années, on voit se déployer des normes et des standards qui véhiculent des idées arrêtées concernant le travail, la qualité ou encore la performance. Là est le problème.

Dans quelle mesure certaines normes d’évaluation sont-elles contre-productives pour assurer une bonne qualité de service et constituent-elles un déni du travail ?

Prenons le cas des normes de service. Il y a une dizaine d’années, j’ai eu l’occasion d’étudier les effets induits par les « attitudes de service » sur le personnel d’escale de la SNCF. La prise en compte de ces attitudes par les agents d’escale était régulièrement vérifiée lors d’enquêtes client mystère. Les résultats de ces enquêtes étaient censés refléter le point de vue du « client » et permettaient d’évaluer la conformité du service rendu. Par exemple, les agents devaient tous accueillir spontanément tout client qui s’adressait à eux par un « bonjour, Monsieur » ou « bonjour, Madame ». Si le client mystère avait croisé trois agents et si les trois avaient respecté le script, la réponse cochée était « conforme ». En revanche, elle était « non conforme » si un seul d’entre eux n’avait pas respecté le script. Or les agents nous ont signalé que ces attitudes de service étaient souvent inappropriées, voire contre-productives, notamment dans les situations perturbées. Dans ces situations, les agents devaient en effet être capables de « se défaire » des clients les plus vindicatifs pour ne pas s’engager dans un « dialogue de sourds ». Par ailleurs, ces agents avaient noué des relations de proximité avec les personnes à mobilité réduite. Ils adoptaient avec ces derniers et leurs proches une attitude teintée de familiarité, au demeurant très éloignée des scripts langagiers qu’ils étaient censés respecter. Cette proximité participait pourtant à leurs yeux de la qualité de service.

Quelles conséquences ces évaluations ont-elles sur la motivation et l’engagement des salariés ?

Dans le cas que je viens d’évoquer, ces normes sont venues remettre en cause certaines pratiques professionnelles et ont fragilisé les collectifs de travail. Elles ont également entravé le processus de développement des compétences individuelles et collectives. Enfin, elles ont eu pour effet de faire naître chez les agents un certain nombre de frustrations et ont engendré une profonde démotivation. Au final, elles sont venues compliquer l’exercice au quotidien du métier.

Qu’est-ce que le New Public Management a changé à l’évaluation des salariés du secteur public ?

Le New Public Management préconise un management par les objectifs et un contrôle étroit des résultats. Pour ce faire, il recommande un large usage des normes et des indicateurs quantitatifs et une évaluation tous azimuts des équipes, des individus et des services rendus. Il s’appuie également sur un recours massif à des techniques et des outils de gestion, comme le benchmarking, censés ancrer une culture de la performance et de l’évaluation dans les institutions publiques. Ce faisant, le New Public Management introduit des logiques de marché au cœur même des institutions publiques et de l’appareil d’État par une mise en concurrence des structures et des équipes. C’est un changement majeur.

Pourquoi l’idée d’évaluation est-elle plus mal perçue dans le secteur public et notamment dans l’enseignement et la recherche ?

Ce sont surtout les nouvelles formes d’évaluation véhiculées par le New Public Management qui sont mal acceptées par les agents du service public. Prenons le cas de l’évaluation de l’activité de recherche des enseignants-chercheurs à l’université. On a vu émerger de nouvelles pratiques qui permettent d’évaluer la performance d’un chercheur – mais également d’une équipe, d’un laboratoire, d’une institution, voire d’une nation… – à distance de l’activité de recherche. Pour ce faire, il suffit de s’appuyer sur quelques indicateurs simples, comme le nombre d’articles publiés dans des revues académiques. C’est d’autant plus tentant qu’il existe aujourd’hui des classements des revues. Bien que ces derniers soient très contestables, ils structurent les pratiques d’évaluation. Dans le domaine des sciences humaines et sociales, cette situation pourrait à terme s’avérer dramatique si l’on n’y prend pas garde, voire même fatale pour certaines formes de productions intellectuelles, comme le livre, qui sont plus difficiles à évaluer. Fort heureusement, il existe dans le monde universitaire des mouvements de résistance qui permettent de contrebalancer la diffusion de ces nouvelles formes d’évaluation.

Faut-il renoncer à évaluer le travail dans certains métiers ou secteurs ? Promouvoir un autre mode d’évaluation ? Quelles alternatives inventer ?

Nul professionnel ne peut échapper à la question de l’évaluation du travail parce que tout professionnel s’interroge sur le sens de son action et sur la valeur ajoutée de son travail. L’erreur est de n’envisager la question de l’évaluation que sous le prisme de l’évaluation exogène, quantitative et normative. L’évaluation est un processus nécessairement conflictuel qui fait se croiser plusieurs points de vue et une pluralité de critères, quantitatifs et qualitatifs. Cela suppose néanmoins d’accepter les tensions et les conflits inhérents au processus d’évaluation et de repenser en conséquence les dispositifs d’évaluation. Pour ce faire, il faut que s’ouvrent dans l’organisation des espaces de discussion sur le « travail réel » et donc accepter les controverses. C’est un vaste chantier.

Parcours

Depuis 2004, docteur de l’École polytechnique en sciences de gestion, Damien Collard est maître de conférences à l’université de Franche-Comté. Ses recherches portent sur le développement des compétences individuelles et collectives, ainsi que sur la prévention des risques psychosociaux dans les organisations. Ses enquêtes de terrain le conduisent à ouvrir la boîte noire que constitue le « travail réel » et à réfléchir à la mise en place de modes de management et de gestion des ressources humaines plus respectueux du travail humain. En 2018, il a publié l’ouvrage Le Travail, au-delà de l’évaluation aux éditions Erès, dans la collection Clinique du travail.

Auteur

  • Frédéric Brillet