Comment se faire connaître d’employeurs potentiels lorsqu’on est un travailleur indépendant ? Et comment s’adjoindre les services des meilleurs lorsqu’on est une entreprise ? Des stratégies se dessinent, plateformes à l’appui. Une tendance qui sera explorée lors de nos Assises du droit social.
Sont-ils fournisseurs et gérés comme tels par le service achats ? Ou doivent-ils être référencés auprès des RH ? C’est parce qu’il avait remarqué, ayant lui-même été directeur achats dans de grands groupes, les difficultés de ces organisations dans la gestion des talents extérieurs que Romain Trébuil a décidé de lancer, en février 2018, une plateforme pour fluidifier les relations entre free-lances d’un côté et grandes entreprises de l’autre. « D’autant que les free-lances avaient aussi du mal à mettre un pied dans les grands groupes », ajoute le cofondateur et CEO de la plateforme Yoss (contraction des mots anglais your own boss – votre propre patron). Comment s’y faire connaître et comment y effectuer une partie de son parcours professionnel étaient autant de questions de la part des free-lances.
De fait, si, compte tenu de leur taille, les PME sont logiquement habituées à s’adjoindre les services de travailleurs indépendants pour certains projets, selon les deux enquêtes menées par Yoss avant la création de la plateforme, les 3 000 free-lances interrogés souhaitent ardemment rejoindre, ponctuellement, de grands groupes, pour bénéficier d’un environnement plus international, voire pour sécuriser leur parcours – tout en gardant leur liberté. Tandis que les 200 grands groupes sondés cherchent, pour des raisons évidentes qui tiennent à l’agilité, la créativité, la compétitivité, à profiter de leurs services, en particulier dans des domaines pointus tels que la tech, la data, le marketing digital.
Autant dire que ce désir miroir est tombé à pic pour Yoss. Aujourd’hui, la plateforme est utilisée par 150 grands groupes, de L’Oréal à Michelin en passant par Danone et Axa, et 5 000 free-lances spécialisés y sont référencés, après avoir été évalués sur leurs soft et leurs hard skills.
Deloitte fait aussi partie des clients de Yoss et utilise la plateforme de façon pilote actuellement. Car si les indépendants – principalement des experts en IT – ne représentent pour l’instant qu’une proportion infime de l’effectif de Deloitte à Paris, le cabinet de conseil n’en a pas moins initié une stratégie spécifique pour cibler ces populations. « L’objectif est double, précise à cet égard Aline Roy, DRH de la division Risk Advisory mais aussi directrice de l’Open Talent, l’expression maison pour parler des indépendants. D’une part, il s’agit de prendre soin des besoins des clients et en particulier de leur volonté d’accroître leur compétitivité, ce qui nécessite de nouveaux talents et de l’agilité, et, de l’autre, il s’agit de prendre en compte l’offre des Millennials mais aussi des jeunes retraités, pour du travail en indépendant. » Deloitte utilise ainsi lui-même ces talents indépendants, de même qu’il en envoie chez ses clients – grandes entreprises, institutions bancaires ou autres.
« La plateforme est donc un lieu de rencontre entre nos besoins et ceux de nos clients et les attentes des travailleurs free-lances », résume Aline Roy. « Et alors que les free-lances pouvaient mettre des semaines, voire des mois à entrer dans un grand groupe, la plateforme, en matchant l’offre et la demande grâce à un algorithme qui étudie la demande de l’entreprise et les compétences des talents extérieurs, fait l’opération en une semaine », précise de son côté Romain Trébuil, de Yoss. De même, la plateforme permet de fluidifier et d’accélérer le paiement des services, sans oublier le parcours professionnel des free-lances, qui peuvent ainsi être rappelés, après une première mission, par une autre division d’un groupe.
« Nous offrons également des services aux free-lances en ce qui concerne leur statut – conseils et renseignements sur l’auto-entrepreneuriat ou autres – ou leur mutuelle, en offrant la possibilité de bénéficier d’un contrat collectif », complète Romain Trébuil. Autrement dit, en plus de leur trouver des missions, la plateforme donne aussi la possibilité aux indépendants d’appartenir à une communauté, avec les avantages qui vont avec, telle la mutualisation, de l’assurance, des tuyaux sur des missions, des conseils entre pairs… Car aussi paradoxal que cela puisse paraître, ces indépendants, qui, dans le cas d’experts en informatique ou autres, ont délibérément choisi ce statut, « cherchent également, au bout d’un certain temps de ce régime, à briser leur solitude », poursuit Aline Roy.
Enfin, indique Romain Trébuil, « la plateforme offre des conseils de management aux grands groupes pour gérer ces personnes extérieures. » La spécialiste RH de Deloitte admet d’ailleurs que le management des free-lances peut ne pas être facile, et les questions de sécurité et d’accès à des bases de données ou autres, épineuses… Pour le reste de la gestion humaine, Deloitte ne fait aucune différence entre un salarié et un indépendant travaillant sur un projet ponctuel, à l’intérieur de l’organisation ou chez un client. « La règle est claire dès la signature du contrat de free-lance, souligne Aline Roy : le travailleur indépendant doit adhérer au projet et bien sûr présenter le niveau d’excellence, de qualité, de respect des délais, d’éthique que nous cherchons. Si c’est le cas, il n’y a aucun problème. »
Autrement dit, un indépendant, qui, presque par définition, rechigne à être soumis à une hiérarchie, se pliera aux exigences de reporting et de vérification de l’état d’avancement du projet, de même qu’il bénéficiera – dans quelque temps chez Deloitte – d’une procédure classique d’onboarding et d’une offre de formation – dans des domaines très pointus comme l’IT, les connaissances, même d’experts, deviennent vite obsolètes – et d’un accompagnement si nécessaire. À la pointe, Deloitte et les autres grandes sociétés qui adoptent une attitude volontariste vis-à-vis des travailleurs indépendants ? Peut-être. En tout cas, Aline Roy met en lumière le fait que « cette nouvelle forme de travail, indépendante, fait partie des enjeux majeurs pour les entreprises si elles veulent rester dans la course à l’excellence ». Le train semble de toute façon lancé à vive allure. Selon les chiffres avancés par MBO Partners, un cabinet de conseil spécialisé dans le travail indépendant, la moitié des travailleurs américains pourraient être free-lance d’ici 2020. C’est-à-dire demain…
Si le phénomène est un peu moins prononcé en Europe, il y est également présent, et ne fera sans doute que se renforcer à l’avenir.
C’est l’une des conclusions de l’enquête réalisée auprès de 500 free-lances en août 2018 par Talk4 pour le compte de l’Observatoire du travail indépendant (OTI). Cette enquête, que l’OTI dévoilera le 12 septembre, mais dont Entreprise & Carrières a pu avoir connaissance en avant-première, révèle également que 91 % des travailleurs indépendants sont prêts à s’engager pour défendre le travail indépendant et que 89 % d’entre eux pensent que ce mode de travail ne peut que se développer.