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Le grand entretien

« La GRH de la fonction publique doit davantage s’individualiser »

Le grand entretien | publié le : 18.06.2018 | Lydie Colders

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« La GRH de la fonction publique doit davantage s’individualiser »

Crédit photo Lydie Colders

Dans son plan de modernisation de la fonction publique 2022, Édouard Philippe n’a pas caché son intention d’assouplir le statut des fonctionnaires et d’individualiser leurs rémunérations. Mais cette culture du privé provoque un malaise des cadres de la fonction publique, et suppose une profonde transformation de la GRH.

Dans votre livre Fonction(s) publique(s) : le défi du changement, vous interrogez les bouleversements que vivent les cadres du public face aux modes de management du privé qui gagnent la fonction publique. Quelle est la réalité aujourd’hui ?

La culture de la performance dans la fonction publique s’est largement développée depuis la loi LOLF de 2001*, qui a créé des contraintes de résultats pour définir les budgets publics. Ce n’est plus une vue de l’esprit : en termes de services aux usagers, les cadres fonctionnaires sont aujourd’hui tenus de réaliser des objectifs qualitatifs, voire quantitatifs. De fait, cette pression s’est accentuée avec la baisse des budgets depuis la RGPP de 2008** : outre les hôpitaux ou la police, la performance a gagné du terrain dans la fonction publique territoriale. Aujourd’hui, dans une collectivité, un directeur de musée peut être tenu de réaliser 10 000 entrées par mois, un gérant de piscine municipale peut même avoir un objectif d’augmentation du chiffre d’affaires. Et, s’il ne les remplit pas, il peut très bien être rétrogradé vers un poste à moindres responsabilités, ce qui était impensable auparavant ! Aujourd’hui, la part variable des indemnités des cadres liée à leurs objectifs peut atteindre jusqu’à 25 % ! Cette exigence de performance soumet les cadres à une pression plus forte.

Vous insistez sur la problématique du changement. Quels sont les problèmes pour les cadres ?

Avec les rationalisations, et plus récemment avec la loi du 16 janvier 2015 qui a fusionné les régions, il y a une crise profonde concernant l’identité du service public. Avec la fusion des régions et autres regroupements, les cadres sont plongés dans l’incertitude concernant leur service et leur budget, ce qui crée un grand malaise. Au nom de l’efficacité, ils sont aussi obligés de faire passer des changements de méthodes de travail difficiles pour les agents : procédures dématérialisées, rendez-vous minuté avec les usagers… D’où cette perte de sens du travail « humain », pour les agents de l’accueil en particulier, dont le travail s’est morcelé et devient contrôlé. Ces situations sont similaires à celles du secteur privé, sauf qu’un fonctionnaire, lui, va faire toute sa carrière au service du public. D’où ce mal-être et les risques psychosociaux qui se développent.

Que faudrait-il faire selon vous pour leur faciliter la tâche ?

Il faudrait que les cadres aient davantage d’autonomie pour s’organiser, expérimenter des solutions pour adapter le changement selon leur service. Or, si les textes et les statuts de la fonction publique permettent une délégation de compétences et de pouvoir aux cadres, en pratique, toutes les administrations ne l’appliquent pas. Il y a une certaine frilosité parfois. Il me semble aussi important d’assouplir et de simplifier les procédures de décision, qui restent trop lourdes.

Vous dites que cette influence du privé gagne aussi les DRH. Sur quels points ?

Historiquement, le service RH dans la fonction publique avait un rôle d’ordre administratif, chargé des règles statutaires de l’avancement ou du droit du travail. Or, depuis une dizaine d’années, les gouvernements ont transposé certains dispositifs du privé pour accompagner les réformes de la fonction publique : la loi de modernisation publique de 2007 a notamment créé un droit individuel à la formation (CPF aujourd’hui), ou la VAE. Cela signifie qu’on demande aux DRH de s’intéresser davantage aux compétences et aux besoins de formation individuels. Cette personnalisation heurte de plein fouet la culture collective de la GRH de la fonction publique. Par exemple, les entretiens professionnels ont été généralisés depuis trois ans dans le public. Mais ils sont parfois peu exploités par les DRH, car ils restent secondaires par rapport à l’avancement classique d’échelon dans les carrières.

Quels sont les enjeux futurs pour les DRH ?

Je pense qu’il faut aller vers une GRH encore plus individualisée. De toute façon, les DRH du public n’ont pas trop le choix. Cela suppose évidemment que l’administration leur donne les moyens pour répondre aux besoins individuels des agents. Si un agent se sent mal dans son métier, souhaite évoluer ou même en changer, les RH doivent pouvoir lui proposer un bilan de compétences, une VAE, une formation. Ces outils restent encore embryonnaires et peu utilisés. La GRH de la fonction publique doit donc devenir plus stratégique et intégrer la notion de compétences, absente aujourd’hui. Il ne s’agit pas d’encourager la performance, mais d’être davantage à l’écoute des besoins des agents. Les DRH restent souvent trop distants du management.

L’autre point sensible, c’est la question de la coexistence des statuts. Vous évoquez le risque d’une « travaillisation » de la fonction publique. Qu’entendez-vous par là ?

Il existe un risque potentiel de transposer les règles du droit du travail à la fonction publique. À côté des 3,8 millions de fonctionnaires en 2015, 940 200 sont déjà des contractuels. Un agent public sur cinq est sous contrat. Ce chiffre a augmenté de 3 % en dix ans et concerne les trois fonctions publiques. Si l’on songe que ces embauches en CDD ou CDI de droit public ne sont plus simplement dérogatoires, et que le gouvernement actuel souhaite recruter davantage de contractuels, la question se pose, à terme, d’une possible émergence d’un droit public du travail. De plus, cette hybridation des statuts pose des problèmes.

Lesquels ?

Les contractuels sont souvent précaires – ils peuvent être embauchés en CDD d’un an renouvelable six fois – et ils ne bénéficient pas d’avantages sociaux compensatoires. Ils sont donc souvent oubliés de la gestion de carrière. Hormis leur recrutement, les DRH ne s’occupent pas d’eux. C’est un vrai gâchis de compétences. Les cadres venus du privé sont souvent embauchés pour leur expertise, dans les systèmes d’information par exemple. Parce que l’État serre la manne, ils restent utilisés comme une variable d’ajustement dans la fonction publique. À défaut de pouvoir les intégrer durablement, il faudrait au moins compenser avec des droits supplémentaires ou des primes, comme cela se pratique au Canada notamment.

* Loi organique relative aux lois de finances du 1er août 2001.

** Révision générale des politiques publiques (RGPP) : lancée par Nicolas Sarkozy en 2008, cette réforme a fixé notamment la règle du non-remplacement d’un fonctionnaire sur deux partant à la retraite.

Parcours

Maître de conférences à Sciences po Toulouse, Adrien Peneranda est spécialisé dans le management public des organisations et membre du Laboratoire d’études et de recherches sur l’économie, les politiques et les systèmes sociaux (Lereps). Auteur de plusieurs travaux à ce sujet, il a coécrit avec Delphine Espagno-Abadie Fonction(s) publique(s) : le défi du changement, aux Presses de l’EHESP. Cet ouvrage collectif interroge l’influence du management privé qui gagne la fonction publique, ainsi que les enjeux RH.

Auteur

  • Lydie Colders