Internes (émanant des collègues, des managers…) ou externes (provoquées par des clients, des usagers), les incivilités au travail toucheraient un salarié sur deux. Mais resteraient difficiles à appréhender…
Du collègue qui ne dit jamais bonjour à son voisin de bureau au client qui agresse verbalement un agent d’accueil… les incivilités au travail recouvrent des réalités bien différentes. Est-ce la raison pour laquelle les entreprises ne semblent pas majoritairement s’être emparées du sujet ? Selon la dernière étude réalisée par le cabinet Éléas*, « un tiers d’entre elles n’a pas conscience de ces dérives, un tiers en a conscience mais n’agit pas… seul un tiers des entreprises agit ». Les actions concernent souvent l’aspect « externe » des incivilités, qui menace la sécurité des agents ou salariés en contact avec le public. Aujourd’hui, les exemples mis en exergue le sont bien souvent par des grandes entreprises ou des établissements et institutions publiques dont les salariés ou agents sont confrontés quotidiennement, de par leur exposition au public ou à la clientèle, à des incivilités « visibles ».
À la SNCF ou à La Poste, cette prise en compte a suscité la création de directions spécifiques, distinctes des directions des ressources humaines, et tendant, de ce fait, à les associer à la problématique de la sécurité et de la sûreté. Hervé Lafranque, ancien patron de l’Office central de répression du banditisme (OCBR) à Paris, est ainsi, depuis 2008, directeur de la sûreté et de la prévention des incivilités de La Poste. « La question des incivilités a certes à voir avec les atteintes à la sûreté mais la création de cette direction correspondait à la volonté de la direction d’avoir une approche de prévention, plus que de répression, explique-t-il. Nous avons donc travaillé sur les causes de fond des incivilités, des raisons pour lesquelles elles arrivent, quand une relation commerciale dérape, et avons très vite décidé de mettre en place des formations auprès des agents. » Aujourd’hui, 35 000 postiers ont été sensibilisés sur leur lieu de travail, par des formateurs internes. Une formation de 5 heures qui commence par un « temps d’écoute, pour que chacun puisse dire ce qu’est l’incivilité pour lui, revivre les évènements les plus marquants. Ceci pour adapter la formation en fonction de chaque territoire. On les met ensuite en situation, via des jeux de rôle… la formation ne vise pas à donner des recettes toutes faites, mais à les aider à adapter leur comportement ». D’autres actions ont été mises en place, telles que la diffusion de fragrances « apaisantes » dans certains bureaux de poste, ou la pose d’un écran reflétant l’image du client qui s’emporte… Dissuasif !
Plus difficiles à identifier ou à prendre en compte sont les incivilités « internes ». Tabou, frilosité, difficulté à reconnaître que certaines attitudes récurrentes au travail peuvent nuire à la santé des salariés ? « Nous avons décidé d’effectuer l’étude sur les incivilités parce que nous avions décelé que tous les clignotants étaient au rouge sur cette question dans les entreprises, quels que soient les secteurs d’activité, souligne Xavier Alas Luquetas, président fondateur du cabinet Éléas. Nous avons fait des entretiens et des focus groupe, et avons identifié des situations récurrentes d’impolitesses, de moqueries, de conversations téléphoniques bruyantes et d’autres types d’incivilités. Tout le monde parle des problèmes externes, mais il y a une sorte de tabou à penser que des personnes qui font partie du collectif de l’entreprise peuvent également être des « incivils ». Pourtant, elles prennent presque la même importance pour les salariés que nous avons interrogés dans le cadre de notre étude », constate-t-il. Pour 48 % des salariés interrogés, les incivilités sont en effet le fait des collègues de travail. En cause ? Tensions liées à la pression sur les résultats, mise en concurrence des salariés, contexte de restructurations, travail en open space… « Dans une entreprise, on est amené à collaborer, mais on est aussi en concurrence, explique Alain Mergier, sociologue. Et cette tendance s’accentue actuellement, c’est lié à la transformation économique des entreprises, aux fusions/acquisitions, à une charge de travail plus forte, suite à des services supprimés… Cette mise en concurrence favorise les incivilités interpersonnelles. La relation peut déraper quand personne ne veut perdre la face, ce qui conduit à l’irrespect, voire aux insultes. »
Et en fait une vraie question de management, tandis que les réponses apportées tiennent parfois plus de la morale que de l’action corrective de fond. « Trop souvent, les entreprises pensent qu’il suffit d’apposer une affiche rappelant les règles de base du comportement à adopter au travail, de la civilité en entreprise, et indiquant parfois le numéro du psychologue du travail », ironise Alain Mergier, sociologue, qui accompagne notamment, depuis, quatre ans, la SNCF sur cette thématique.
Qu’elles soient internes ou externes, la lutte contre les incivilités nécessite un travail de fond, impliquant les premiers intéressés. « Le travail avec la Direction à la prévention des incivilités de la SNCF a abouti à la réalisation d’un Mooc pour prévenir les incivilités dans la relation client, réalisé à partir de situations très concrètes, explique Alain Mergier. Il met en scène les agents qui expliquent comment ils ont réagi face à des incivilités, leurs échecs, nous sommes partis de leurs compétences et avons valorisé leur savoir. » Au bout du compte, cette prise en compte des incivilités externes a permis à la SNCF de « se poser la question de l’impact des incivilités sur la QVT de l’entreprise, pas seulement en ce qui concerne les agents en contact avec les clients, mais pour tous les métiers, explique Catherine Wolf, responsable stratégie et réseaux engagement sociétal à la SNCF. Cela leur a permis de prendre conscience qu’ils n’étaient pas isolés, que toute l’entreprise était impactée. Et de sortir de la dualité ou confrontation agent/client pour comprendre ce qui touche aux interactions entre individus en général ».
Incivilités externes et internes doivent-elles ainsi être différenciées ? « Les deux sont souvent liées, estime Xavier Alas Luquetas. Nous avons eu l’expérience d’une association qui nous a contactés parce qu’elle rencontrait, dans certaines de ses agences, des incivilités externes. Nous avons travaillé autour de ce que vivaient les personnes accueillies par l’organisme, en faisant expérimenter ces situations aux personnes chargées de l’accueil. Nous avons mis en évidence que les agences qui connaissaient le plus grand nombre d’incivilités étaient celles dans lesquelles les équipes ne s’entendaient pas bien. »
* Les salariés français face aux incivilités au travail, 2015.