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Le grand entretien

« Il faut davantage associer les salariés à l’enrichissement des entreprises »

Le grand entretien | publié le : 04.06.2018 | Frédéric Brillet

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« Il faut davantage associer les salariés à l’enrichissement des entreprises »

Crédit photo Frédéric Brillet

Non seulement les salariés sont les grands perdants des bouleversements qui secouent la planète, mais ils redoutent d’être bientôt « débranchés » par un robot… Et s’ils finissaient par se révolter contre les mutations économiques ? Pour éviter l’explosion, les Européens doivent ouvrir la voie d’un nouvel âge du capitalisme, loin des excès du système actionnarial anglo-saxon.

Votre livre Et si les salariés se révoltaient ? s’ouvre par un constat très sombre sur la condition salariale…

Malgré le retour de la croissance et les profits des entreprises qui atteignent des niveaux historiques, de plus en plus de salariés peinent à joindre les deux bouts : entre 65 % et 70 % des ménages des pays développés, soit entre 540 et 580 millions de personnes, ont vu leurs revenus stagner, voire baisser, entre 2005 et 2014, selon le McKinsey Global Institute. Le partage des revenus se déforme à leur détriment dans tous les pays de l’OCDE. Tous les ingrédients sont en place pour une situation potentiellement explosive. Et si les salariés se révoltaient ? Pour le moment, ils se contentent d’exprimer leur désarroi chaque fois qu’ils en ont l’occasion, dans les sondages d’opinion ou dans les urnes. Mais il serait inconséquent de prendre leur colère à la légère.

Quels effets les réformes du marché du travail ont-elles eu sur les salariés ?

Ces réformes ne sont pas illégitimes – dans un monde de plus en plus concurrentiel, les entreprises ont besoin de réagir le plus rapidement possible – mais devraient être symétriques : si les salariés participent à l’amélioration de la situation des entreprises lorsque celles-ci traversent une mauvaise passe, si la protection de l’emploi est faible, il serait naturel que, symétriquement, ils bénéficient de leur prospérité lorsque tout va bien. Or aux États-Unis, au Japon, en Allemagne comme au Royaume-Uni ou en Espagne, on constate un sérieux coup de frein sur les salaires dans les périodes de baisse des profits, mais a contrario aucune croissance plus rapide des salaires lorsqu’ils sont de retour, sauf en Allemagne dans la période récente. Cette tendance reflète la perte de pouvoir de négociation des salariés face aux exigences déraisonnables de rentabilité des actionnaires. Si les salariés portent une part plus large des risques d’entreprise, ils doivent être rémunérés pour cette prise de risque.

En Allemagne, les réformes Hartz ont tout de même contribué au retour du plein emploi et de la croissance…

Il faut relativiser leur impact. L’Allemagne a surtout bénéficié d’une reprise de la construction, de l’essor des services à la personne, de la modération salariale amorcée dès les années 1990 ainsi que de l’explosion de la demande des pays émergents, notamment chinoise, friande de Made in Germany. Par ailleurs, l’emploi a résisté grâce au kurzarbeit, autrement dit à un chômage technique subventionné par l’État bien avant Hartz. Enfin, le « miracle » de l’emploi allemand tient moins à une augmentation du volume de travail qu’à un partage (ren) forcé de celui-ci. En 2016, un actif sur cinq occupait une activité dite « atypique » – minijobs, emplois intérimaires, CDD ou temps partiels de moins de 20 heures par semaine – quand ils ne sont que 8,8 % en France. Certes, le modèle allemand permet aux moins qualifiés de reprendre pied dans le monde du travail mais il faut veiller à ce que ces précaires ne restent pas piégés dans un mauvais emploi jusqu’à la fin de leurs jours professionnels. Là est le véritable enjeu de ces réformes. Cela suppose d’inciter les entreprises à aider leurs salariés à en sortir et à investir dans leur formation. En France, par exemple, priorité a été donnée à la flexibilité avec les ordonnances de septembre 2017 mais, pour le moment, le volet sécurité dépend du succès des réformes qui reste à démontrer.

Vous vous inquiétez aussi de l’évolution de la structure des emplois…

L’essentiel des créations d’emplois dans les pays développés se concentre désormais aux deux extrémités du spectre. D’un côté, des emplois qualifiés mais en petit nombre dans ce qui reste de l’industrie, les nouvelles technologies, la finance, les services complexes aux entreprises. De l’autre, des emplois peu ou pas qualifiés dans la distribution, l’hôtellerie-restauration, les transports, les loisirs et les services à la personne. L’irruption de l’intelligence artificielle dans nos économies, si elle ne fait pas forcément grimper le chômage, accentue cette bipolarisation du marché du travail. Les pays les plus robotisés, comme la Corée du Sud, l’Allemagne ou le Danemark, sont proches du plein emploi mais la robotisation détruit des emplois intermédiaires.

Quelles sont les conséquences de cette mutation ?

Elle nourrit les inégalités salariales et bloque l’ascenseur social. En Allemagne ou au Royaume-Uni, le taux de chômage est bas, mais avoir un emploi ne suffit plus désormais à vivre décemment. Avec la bipolarisation, les jeunes générations qui entreprennent de longues études constatent que leur diplôme protège du chômage mais pas du déclassement : un titulaire d’un master 2 ou d’un doctorat sera de plus en plus souvent contraint d’accepter des emplois moins qualifiés que ceux auxquels il pourrait prétendre. Ce qui oblige les moins diplômés à descendre quelques barreaux de l’échelle jusqu’à se retrouver au chômage. Par ce déclassement, la classe moyenne se sent menacée dans son existence même. Malgré cette évolution, la France demeure l’un des rares pays de l’OCDE où, depuis vingt ans, les inégalités de revenus après redistribution sont restées à la fois stables et relativement faibles. C’est une spécificité que l’on doit à l’efficacité du modèle social et redistributif. Cette réalité n’a pas empêché la frustration de croître comme dans le monde anglo-saxon, car les salaires ont tout de même assez peu augmenté.

Que risque-t-il d’advenir à long terme ?

La bipolarisation des marchés du travail va « fabriquer » des générations en souffrance, où la frustration risque de dominer et qui, au fil des décennies, auront de plus en plus de mal à s’installer dans la vie. Un revenu de subsistance ou équivalent ne permet pas d’accumuler une épargne susceptible d’assurer un niveau de vie convenable, de constituer un patrimoine, de sécuriser une retraite décente à l’horizon de plusieurs décennies. Aux États-Unis comme en France, les 20 % de la population ayant les revenus les plus faibles ont accumulé un patrimoine très modeste : le patrimoine brut moyen d’un foyer français parmi les plus pauvres – le premier décile – ne dépasse pas 2 000 euros contre plus de 1,25 million d’euros pour les 10 % les plus riches – supérieur au neuvième décile.

Que faire alors ?

Un rééquilibrage du partage entre salaires et profits est aujourd’hui nécessaire dans les pays de l’OCDE ainsi qu’une compensation des salariés à une prise de risque plus importante du fait de la flexibilisation. Il faut davantage associer les salariés à l’enrichissement des entreprises en généralisant les systèmes de participation et d’intéressement ; réformer en profondeur notre système éducatif et de formation permanente ; promouvoir un modèle européen continental du capitalisme plus soucieux des intérêts des salariés. L’État pourrait actionner des leviers juridiques et fiscaux pour encadrer la rémunération des dirigeants, encourager la détention domestique du capital des grandes entreprises, mieux impliquer les salariés et leurs représentants dans les instances de décision.

Parcours

• Diplômé de l’École polytechnique, de l’École nationale de la statistique et de l’administration économique et de l’Institut d’études politiques de Paris, il débute sa carrière en 1975 à l’Insee où il participe entre autres aux travaux de prévision et de modélisation.

• Il rejoint en 1980 le département d’économie de l’OCDE puis prend la direction des études de l’ENSAE. À partir de 1982, il est responsable de séminaire de recherche à l’université Paris Dauphine puis enseigne à l’ENSAE, aux Ponts et Chaussées, à HEC Lausanne…

• Il est chef économiste de Natixis et membre de son comité exécutif depuis 2013.

• En 2018, il publie avec Marie-Paule Virard Et si les salariés se révoltaient ? aux éditions Fayard.

Auteur

  • Frédéric Brillet