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Le grand entretien

« Il n’y a pas d’individu global : on vient toujours de quelque part »

Le grand entretien | publié le : 09.04.2018 | Frédéric Brillet

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« Il n’y a pas d’individu global : on vient toujours de quelque part »

Crédit photo Frédéric Brillet

Grâce au management interculturel, les professionnels des ressources humaines peuvent adapter leur discours et leur pratique aux pays où ils opèrent. Ils recherchent des synergies culturelles afin de créer un équilibre entre global et local. Pour transcender les différences nationales, si les plateformes numériques disposent de nombreux outils, elles ne peuvent totalement suppléer aux échanges en face-à-face.

Comment le management interculturel s’articule-t-il avec le management international des ressources humaines ?

Le management interculturel irrigue toutes les fonctions de l’entreprise mais les ressources humaines sont particulièrement concernées. Par exemple, pour ce qui est du recrutement, on sait que les entreprises américaines prêtent moins d’attention aux diplômes des candidats que leurs homologues françaises. Le management interculturel aide les professionnels des ressources humaines à adapter leur discours et leur pratique au pays où ils opèrent et surtout à anticiper les incompréhensions ou les conflits que peuvent susciter les différences. Ainsi, lors d’un séminaire que j’animais, une femme manager GRH avait raconté qu’elle avait recruté une ingénieure qui a commencé à se voiler au travail dès lors qu’elle est passée en CDI, ce qui a mis mal à l’aise son entourage. Depuis lors, cette manager a élaboré un accord que doivent signer les collaborateurs qui précise le « dress-code » de l’entreprise. Il revient donc à la DRH de sensibiliser et de mettre en place des procédures pour se prémunir contre les écueils interculturels.

Quels sont les pièges les plus inattendus que recèlent les situations interculturelles ?

Dans mon ouvrage, j’évoque la standardisation rassurante et l’homogénéité apparente. On crée des plateformes numériques, on impose des procédures uniformes qui diminuent le face-à-face humain et sont censées réduire le risque de malentendus. Mais, contrairement à l’internet, les individus ne sont pas globaux. Ce faisant, on tue la possibilité d’être exposé à une façon différente et innovatrice de faire. Cela me semble paradoxal, lorsqu’on vante tellement la créativité et l’innovation. Comment pouvons-nous innover, si on fait toujours la même chose, de la même façon, de manière chaque fois plus mécanique, dans les mêmes plateformes, sans rencontrer des gens ?

Y a-t-il des cas d’école d’entreprises qui ont échoué pour avoir sous-estimé les différences culturelles ?

Je me souviens d’une entreprise française dans le secteur de l’électricité qui avait acheté un concurrent pour pénétrer le marché brésilien en 2005 en commençant par la ville de Rio de Janeiro. En voulant reprendre les choses en main, le management a rencontré de gros problèmes avec des connections illégales de câbles électriques dans les favelas. Ces connections illégales provoquaient des coupures d’électricité récurrentes sur le réseau surchargé. Et, quand le fournisseur français a tenté de se rattraper sur les seuls consommateurs honnêtes en les faisant payer pour les autres, le mécontentement a explosé. À force de perdre de l’argent et pour avoir négligé de prendre en compte le facteur culturel du consommateur de la favela, cette entreprise a dû renoncer au marché brésilien.

Dans votre ouvrage, vous remarquez que des synergies culturelles peuvent fonctionner contre toute attente…

Deux cultures peuvent présenter des traits similaires en dépit des apparences. La Chine et le Brésil, par exemple, semblent deux pays que tout oppose. Et pourtant, dans la culture chinoise, on a la notion de networking qui est indispensable à la réussite professionnelle – le Guanxi chinois – et que l’on retrouve dans la culture brésilienne. Il y a là une puissante synergie préexistante dans les systèmes culturels, qui peut bénéficier à la relation car chacun dans son pays fonctionne de manière similaire. De leur côté, la France et le Japon, très différents a priori, ont en commun une valeur de conscience de son rang et de crainte d’en déchoir : le Bushido – honneur du guerrier – au Japon et la logique de l’honneur introduite par Philippe d’Iribarne dans son ouvrage en 1989. Cela peut rendre la coopération plus aisée, comme on le voit dans le cas du partenariat Renault-Nissan, que pour d’autres tandems, où il y aura plus d’effort commun à faire avant de créer des synergies sans s’appuyer sur des ressorts préexistants.

Comment les entreprises peuvent-elles créer une culture facilitant le travail au sein d’équipes internationales ?

On ne crée pas une culture, elle se crée toute seule au travers des interactions de ses membres dans le temps. Tout ce qu’on peut faire, si on décide d’inculquer un changement de mentalités ou d’intégrer une valeur, c’est, dans un premier moment, de se rendre compte qu’il y a déjà quelque chose sur place et que cette culture est cachée, presque 70 % en dehors de la conscience collective. Donc, avant de faire quoi que ce soit : faire un scanner de la culture réelle existant sur les différents sites, et ne pas se fier aux valeurs qui sont affichées sur le site internet de la boîte ou dans le discours des dirigeants. Une fois cet exercice réalisé, on peut mettre en place des outils pour faire partager des connaissances, des normes, des savoir-faire en actionnant des leviers : séminaires d’intégration, get-together, think-tanks, moments d’échanges de bonnes pratiques, université d’entreprise. Les possibilités sont inépuisables et les outils informatiques les multiplient. Mais j’insiste sur le fait que les communautés virtuelles seules ne sont pas suffisantes pour créer une culture qui transcende les différences nationales, il faut qu’il y ait du face-à-face à un moment donné.

Jusqu’à quel point les entreprises doivent-elles aller dans ce processus de développement d’une culture commune ?

On ne peut pas plaquer une culture commune sur place et dire : « Voilà, maintenant c’est ça votre culture commune et vos valeurs communes, respectez-les. » Pour changer des comportements de manière durable, il faut inculquer du sens. C’est un travail de titan, qui prend du temps et de la patience, dans un monde où on a tout sauf le temps. Oui, nous cherchons depuis quatre décennies cet équilibre entre global et local et j’ai le regret d’annoncer qu’il n’y a pas de recette toute faite.

La mondialisation et l’internationalisation des carrières vont-elles réduire à terme la nécessité de prendre en compte le facteur interculturel ?

Il y a aujourd’hui, et il y aura de plus en plus, une élite mondialisée qui aura étudié dans les mêmes écoles, qui partage un même univers professionnel entre meetings, aéroports et chaînes d’hôtels mais il n’y a pas d’individu global : on vient toujours de quelque part, nous avons tous une histoire personnelle, même si elle est multiculturelle. La pluriculturalité n’est pas synonyme de globalité. Il faudra toujours prendre le temps de connaître votre interlocuteur, son histoire personnelle, où il (elle) a grandi, étudié…

Parcours

Arrivée en France où elle commence à travailler pour l’Unesco en 1999, Virginia Drummond obtient un doctorat en sciences de gestion à Dauphine en 2008. En 2009, elle crée Insightful, conseil en management interculturel, et commence à enseigner à l’EM Strasbourg comme professeure associée en gestion internationale des ressources humaines. Depuis 2010, elle est professeur et consultante pour la Fundação Dom Cabral, une école de gestion dédiée à la formation managériale au Brésil, partenaire de l’Insead et de Skema en France. Depuis 2012, elle enseigne à Emlyon Business School à Lyon et effectue des missions de formation et de conseil pour Insightful. En 2017, elle publie Le Management interculturel. Comprendre la diversité culturelle pour optimiser le management des équipes (Gereso).

Auteur

  • Frédéric Brillet