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Le point sur…

« La catégorie senior est un fourre-tout qui masque de fortes disparités »

Le point sur… | publié le : 08.01.2018 | Frédéric Brillet

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« La catégorie senior est un fourre-tout qui masque de fortes disparités »

Crédit photo Frédéric Brillet

L’image du salarié senior évolue en France, où des qualités spécifiques commencent à lui être reconnues dans la grande distribution, à l’instar des magasins Walmart outre-Atlantique. L’évolution législative et le vieillissement de la clientèle jouent un rôle dans cette approche. Toutefois, la notion d’âge ne suffit pas à définir une catégorie pertinente dans le monde du travail, il faut lui adjoindre d’autres critères.

Qu’est-ce qui vous a donné envie de vous pencher avec votre collègue Mathias Waelli sur les seniors dans la grande distribution ?

Mathias Waelli et moi partagions il y a quelques années le même bureau. L’envie de travailler ensemble est née de là, avec sous le pied un matériau important amassé grâce à son travail de thèse en sociologie du travail consacré à la figure des caissières de la grande distribution. Nous avons prolongé ces investigations de type ethnographique basées sur la méthode de l’observation participante et des entretiens, en ayant une approche « par le bas » qui permet de toucher du doigt le travail concret, donc de réfléchir aux tensions et aux contradictions qui le caractérisent. L’idée de travailler sur les seniors est arrivée par le truchement d’un fait presque anecdotique : une brève journalistique consacrée à la célébration festive des cent ans d’une salariée de Walmart aux États-Unis, avec cotillons et banderoles face aux rayonnages. Nous avons beaucoup ri avant de considérer comme une intrigue intellectuelle stimulante la figure de ces greeters chez Walmart, travailleurs âgés chargés de l’accueil. Ce travail qui serait perçu en France comme une exploitation éhontée des seniors est vécu là-bas par les intéressés comme un moyen de maintenir un rôle social même si certains peuvent apprécier le complément de retraite qu’il procure. Ce constat nous a donné envie de lancer une approche comparative faisant retour sur la valeur de l’âge et de l’expérience dans le monde du travail, à partir de l’exemple de la grande distribution française. En outre, nous étions en 2009, avec l’entrée dans une politique active de l’âge tournant le dos à une culture française de la préretraite et privilégiant le maintien dans l’emploi.

En quoi cet exemple américain est-il intéressant ?

Les greeters sont devenus des figures emblématiques de l’univers commercial du géant américain. Pour des questions d’image, la figure humaine grisonnante du greeter incarne la permanence rassurante du Mom and pop store du centre-ville. Elle relève d’une catégorie définissable en termes d’emploi réservé, au sens où sa logique ne repose pas sur des critères de droit, mais sur les intérêts bien compris de Walmart quant à l’opportunité d’embaucher des gens très âgés à des postes précis. Plus généralement, les compétences relationnelles des seniors sont vues comme des atouts importants aux yeux des employeurs américains. Il est frappant de voir à quel point l’âge avancé se retrouve en l’occurrence connoté positivement : on lui prête des qualités de douceur, des vertus de rondeur et de souplesse, favorables à l’amadouement du client-roi et à sa satisfaction.

Les distributeurs français se rapprochent-ils aujourd’hui du modèle américain ?

Historiquement, la grande distribution s’est construite autour d’une gestion des effectifs adossée à la figure du jeune travailleur. Cela correspondait à un profil de jeune salarié lancé précocement dans la vie professionnelle, dénué de capital scolaire, mais avec en ligne de mire la promesse méritocratique d’y gravir rapidement les échelons. Le jeunisme du secteur était également principalement déterminé par la nature physique du travail en rayon. Mais la donne a récemment changé : à la suite de la loi de 2009, les enseignes ont engagé des négociations sur l’emploi des salariés âgés, avec dans la foulée la signature par plusieurs enseignes de contrats seniors ou contrats de génération en faveur de l’emploi des personnes âgées, formalisant un engagement à court et moyen termes.

Avec quels effets ?

Dans certains cas, on a perçu des répercussions immédiates sur la pyramide des âges des effectifs. La promptitude du secteur à prendre ce virage s’explique par le besoin stratégique d’améliorer une image régulièrement sous les feux de la critique sociale, écornée et souvent malmenée depuis la naissance des premiers supermarchés dans les années 60. Mais les raisons sont aussi heureusement plus profondes, liées aux orientations managériales plaçant au cœur de leurs priorités l’orientation-client et le service. L’attractivité des seniors doit se comprendre dans cette perspective générale de transformation de l’activité privilégiant la relation de service.

Le vieillissement démographique joue-t-il un rôle dans ce changement de politique ?

La grande distribution est d’autant plus sensibilisée à la question de l’âge qu’elle y est objectivement confrontée avec le vieillissement de sa clientèle, lié à celui de la population. Il s’agit d’un phénomène auquel elle doit s’adapter sans tarder. Il y a un effet miroir : « Nos collaborateurs doivent ressembler à notre clientèle ». En outre, dans certains rayons comme l’électroménager, les clients se tournent plus volontiers vers l’expertise-produit incarnée par les vendeurs plus âgés. On fait davantage confiance à l’âge, à l’expérience de vie, susceptibles de produire un discours moins formaté que celui d’une fiche produit. Dans le même ordre d’idées, la grande distribution suppose une maîtrise de soi et un contrôle de ses émotions face aux diverses pressions et aux accrochages. Le travail y expose notamment aux dissonances émotives, c’est-à-dire aux tensions entre les émotions ressenties et le masque que l’on doit garder face aux clients. Or il apparaît que l’âge – et pas seulement l’ancienneté – constitue une ressource précieuse pour faire face à ce type de situation qui tisse la trame ordinaire des journées de travail.

Les seniors forment-ils en soi une catégorie pertinente dans le monde du travail ?

On peut en douter. Bourdieu remarquait que « l’âge est une donnée biologique, socialement manipulée et manipulable ». En déplaçant l’analyse sur les guillemets qui entourent les « seniors », c’est-à-dire en problématisant la catégorisation elle-même, on ferait à n’en pas douter œuvre utile. La catégorie senior est un fourre-tout qui masque de fortes disparités. Quoi de commun entre un cadre supérieur encore en pleine possession de ses moyens à 60 ans et un ouvrier diminué dès 50 ans par un métier éprouvant ? On essentialise les seniors en leur prêtant des atouts ou des handicaps déconnectés de tout contexte et de toute activité précise. On leur assigne une identité, une étiquette qui indispose souvent les intéressés. Et ce d’autant que certaines entreprises, notamment dans la distribution, vous font entrer dans cette catégorie dès 45 ans.

Qu’est-ce qu’engendre cette catégorisation ?

Elle participe pour partie à la construction du problème que l’on cherche à résoudre. Parler de l’intégration des seniors – si l’on prend le temps de s’arrêter un peu sur les significations implicites de l’expression – nous en fournit une illustration symptomatique. Les employeurs gagneraient à revoir leur typologie et à prendre en compte, outre l’âge, l’activité et l’expérience des salariés pour proposer des parcours plus personnalisés. Une approche multicritères éviterait l’étiquetage sommaire qui a trop souvent cours.

Philippe Fache

• En 2001, il soutient une thèse en sciences politiques intitulée « Lutter contre l’immoralité : contribution à une sociologie politique des croisades morales. L’exemple de la Troisième République ».

• En 2009, il effectue ses premières publications sur l’intégration des employés âgés dans le secteur de la distribution avec Mathias Waelli, sociologue à l’EHESP.

• Il est chercheur et enseignant à l’université Paris 13 (UFR des sciences de la communication) et à l’Institut du commerce et du développement (ICD-Paris) au sein du Lara (Laboratoire de recherche appliquée), et responsable pédagogique de l’Académie de la Comédie française depuis 2009.

• En 2017, il publie avec Mathias Waelli l’article « Les séniors en tête de gondole – Âge, compétences et relation de service dans la grande distribution », dans la revue Question(s) de Management.

Ses lectures

• Notes, ou de la réconciliation non prématurée, de Ludwig Hohl (Bibliothèque de l’Âge d’Homme, 1981).

• La condition sociale moderne. L’avenir d’une inquiétude, de Danilo Martuccelli (Gallimard, Folio Essais, 2017).

Auteur

  • Frédéric Brillet