La gamification (d’après le terme anglais game) ou ludification, qui est l’utilisation de techniques de jeu en dehors du divertissement, dans la formation en entreprise par exemple, n’est pas un phénomène récent. Si ces techniques permettent d’aborder de manière détendue divers aspects de la vie professionnelle, elles trouvent leurs limites dans l’appréhension de la diversité des situations réelles.
La gamification désigne l’application d’une structure de jeu à une activité qui n’est pas du jeu. Quand on parle de la gamification, on pense spontanément aux serious games mais la définition s’élargit aujourd’hui au non-digital et peut renvoyer plus largement à d’autres structures de jeux mobilisées en entreprise comme les challenges, les jeux de rôles, le théâtre d’entreprise, les jeux de plateau, de Lego. Tous ces jeux sont utilisés pour former, souder les équipes, accroître la productivité, favoriser l’intercompréhension entre équipes ou métiers.
Non, c’est le mot qui l’est ! Dès les toutes premières années du XIXe siècle, Vital-Roux, un des fondateurs de l’ESCP, invente des « opérations de commerce simulées » – voir Touzet dans notre ouvrage collectif – à des fins de formation. Dès les années 20, la Russie soviétique a mis en place dans les entreprises des jeux visant au développement de la productivité mais aussi à l’élévation du niveau culturel des travailleurs. L’ingénieure soviétique Maria Birshtein et son équipe créeront à cette époque plusieurs jeux d’entraînement de commerciaux mais aussi des business games. Et cela se poursuit aujourd’hui : dans notre ouvrage, Yanita Andonova et Anne Monjaret rapportent comment l’entreprise est le siège d’une cohabitation de pratiques ludiques qui sont en premier lieu celles des travailleurs. Ces pratiques sont étudiées en sociologie du travail par des auteurs comme Burawoy, Dejours ou Dujarier. Les auteures se réfèrent aussi aux procédés de ludification – jeux et fêtes organisés dans l’entreprise mais pas en lien avec l’activité – et enfin aux dispositifs et procédés actuels de la gamification où le travail devient structuré par le jeu.
Le jeu est pensé par les encadrants qui y ont recours comme possibilité d’aborder des sujets et des activités sur un mode détendu, propice à l’écoute comme à la participation. Il permettrait d’approcher de manière dédramatisée des sujets sensibles mais pas seulement car ses aspects de compétition, de coopération intéressent aussi le management. Cette tendance à la gamification répond aussi aux revendications personnelles de travailleurs qualifiés qui demandent plus d’autonomie, de créativité, de reconnaissance et d’épanouissement personnel au travail.
Les entreprises y recourent régulièrement lors des formations par mises en situation ou des jeux de rôles. Les challenges et opérations de team-building puisent dans une grande variété de dispositifs : murder party, escape game, jeu de pistes… Des jeux peuvent être sollicités avec des objectifs d’intercompréhension entre niveaux hiérarchiques ou équipes – comme les reversal days où l’on change de poste – ou encore à des fins de réflexion – par exemple, un jeu de construction servira à faire prendre conscience des modes de coopération au sein d’une équipe. Les jeux interviennent aussi dans le cadre d’opérations de sensibilisation à des sujets complexes comme le harcèlement, via le théâtre d’entreprise.
Encore assez rare en entreprise, le théâtre forum propose, après la représentation au public ou aux participants à la formation, de monter sur scène ou de faire rejouer aux acteurs certaines scènes problématiques pour travailler des solutions. Ce dispositif permet d’élaborer collectivement des réponses à des situations tendues.
Les propos d’Amaïa Errecart rejoignent ceux d’Aude Seurrat – spécialiste du serious game – en ce sens que les deux chercheures traitent de la séduction qu’est censée exercer toute activité ludique sur les participants. Cela rejoint les théories du flow : par le jeu, l’individu pourrait, de manière heureuse, s’accomplir, se dépasser, travailler à son amélioration continue grâce à tout un outillage évaluatif, surmonter la difficulté avec plaisir, avoir un rapport positif à la contrainte… C’est en ce sens que la designer Jane McGonigal, évangéliste s’il en est, parle du jeu comme d’un hard work engageant un « cercle vertueux de la productivité ».
L’écueil serait d’oublier que le jeu est un second degré. Certes, quand on joue, ce qui se passe est réel mais cette activité intervient dans un cadre qui ne présente pas les mêmes règles ou dimensions complexes – comme l’histoire des relations entre les individus, la variabilité des situations etc. – que dans la vraie vie. Le jeu est une modélisation qui ne vaut pas pour le réel. Pour autant, dans le cadre du jeu, il se passe des choses intéressantes dans ce que l’on dit de l’organisation et de ses règles, des métiers, des ritualisations des pratiques, des façons de faire relation… Le chapitre sur le serious game Mecagenius montre bien les limites que trouve le jeu quand les étudiants passent au monde professionnel. En outre, les serious games sont plus limités et moins réalistes que les jeux présentiels : ces derniers travaillent avec l’aléa lié aux individualités, même si les participants sont en représentation et jouent un rôle dont ils pensent qu’il est attendu ou toléré dans le jeu. Cela rejoint ce que dit Pierre Lénel de la gamification : qu’elle est d’une certaine manière une tentative d’absorber le jeu et de procéduraliser le travail, si tant est que cela puisse être fait.
Le plus souvent, le jeu pose des problématiques préalables qui ne sont pas discutées. Pourtant, partir de ce que les participants définissent comme une problématique de travail permettrait de dépasser le cas pour intervenir sur les situations construites et travaillées par les participants. Si le jeu est très performant dans des éléments de socialisation qu’il transmet – règles de métier, normes… –, les apprentissages qui y sont faits sont toujours en-deçà de la variabilité des situations rencontrées dans la vraie vie. Cela étant, le jeu permet de verbaliser l’action et d’expérimenter sans trop de crainte d’échouer. C’est moins évident dans une situation de travail où le salarié est soumis à des contraintes de temps et à l’obligation de performance.
• Diplômée de l’EHESS en 2001, elle devient maître de conférences à l’université de la Sorbonne Nouvelle.
• Ses recherches la conduisent à publier sur la gamification du travail et sur l’importation des structures du jeu dans les pratiques managériales : The Gamification of Work (Wiley-ISTE, février 2017, traduit en français chez ISTE, La Gamification du travail, juin 2017) et « Roleplaying Games at Work : About Management, Gamification and Effectiveness » (dans l’ouvrage collectif The Business of Gamification Routledge, Londres, 2016).
• En 2017, elle codirige avec Yanita Andonova, Pierre Lénel, Anne Monjaret et Aude Seurrat la publication d’un ouvrage collectif, Le Travail de la gamification. Enjeux, modalités et rhétoriques de la translation du jeu au travail (Iste Éditions).
• L’Activité en théories, sous la direction de Marie-Anne Dujarier, Corinne Gaudart, Anne Gillet et Pierre Lénel (Toulouse, Octarès, 2016).
• La Créativité au travail, de Gilles Amado, Jean Philippe Bouilloud, Dominique Lhuilier et Anne-Lise Ulmann (Eres, 2017).