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L’interview

Dominique Glaymann : « L’employabilité est un mot piège et piégeant. il simplifie a l’extrême des choses complexes »

L’interview | publié le : 17.10.2017 | Marie-Madeleine Sève

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Dominique Glaymann : « L’employabilité est un mot piège et piégeant. il simplifie a l’extrême des choses complexes »

Crédit photo Marie-Madeleine Sève

Apparu en France dans les années 1960, et de plus en plus présent dans le langage politique, patronal ou syndical, le terme polysémique d’employabilité interroge. Plus illusoire qu’opératoire, il tend à faire porter sur l’individu la responsabilité de sa carrière et de son chômage, à l’heure où les emplois font défaut. De plus, il aggrave l’individualisme et la concurrence en entreprise.

E & C : Employabilité est un terme passé dans le langage courant, mais sur lequel, l’ouvrage collectif que vous venez de diriger ne ménage pas ses critiques. Pourquoi ?

D. G. : Parce que c’est un vocable dont le sens semble à tort évident et indiscutable à tous les acteurs du « système de l’emploi », soit le marché du travail. Un mot totem, un mot étendard, mis à la mode il y a vingt ans, avec celui de « compétences », dans le cadre des programmes sur la « formation tout au long de la vie » et « l’économie de la connaissance », comme le rappellent les travaux de Bernard Gazier(1) et qui véhicule pas mal d’illusions auprès de la communauté RH. D’abord, il entretient l’idée que tout individu est à même d’entretenir son parcours, ses expériences, ses qualifications, pour être employable. Or, j’observe que celui qui a un emploi est, de facto, employable, puisqu’il a su convaincre un recruteur de l’embaucher et de le garder. Cela signifie-t-il qu’un chômeur de longue durée est inemployable ? Ensuite, le terme d’employabilité induit que l’individu – salarié, demandeur d’emploi, étudiant – doit et peut fournir à lui seul tous les efforts pour se former et séduire les employeurs. Mais c’est faire fi de la conjoncture économique, de l’évolution des organisations, des technologies, des modes de recrutement et de gestion des salariés, et du fait que la formation continue bénéficie surtout aux plus qualifiés, les mieux informés. En somme, on laisse croire que si les individus améliorent leur employabilité, ils trouveront forcément un emploi. À l’heure du chômage de masse, cette amélioration ne permettra en réalité que de remonter leur ordre de passage dans la file d’attente sans créer pour autant de postes.

Les enquêtes montrent toutefois des pénuries d’emploi massives dans certains secteurs…

On cite souvent le chiffre de 400 000 postes non pourvus chaque année. Mais ce ne sont pas les mêmes du 1er janvier au 31 décembre, car il s’agit plus de flux d’entrées et de sorties que de stocks. Certes, tout le monde n’a pas les compétences idoines. Toutefois, il y a quarante ans, les entreprises pariaient sur un jeune qui démarrait, elles l’accompagnaient, tandis qu’il complétait ses acquis sur le tas. Aujourd’hui, pourquoi certains seraient indignes ou inaptes à l’emploi, à l’instar de l’handicapé décrit dans la littérature médico-sociale ? C’est une question éthique et politique. Au nom de l’employabilité, nombre de débutants, ou d’anciens, sont ainsi discriminés, ce concept n’est donc ni efficace, ni pertinent. Nul n’est plus inemployable qu’inéducable. Pris dans une logique « adéquationniste », les employeurs ont pourtant rehaussé leurs critères d’exigence. Ils réclament, par exemple, du monde éducatif, de professionnaliser davantage les cursus. Des cursus qui se sont diversifiés et allongés, au détriment parfois de savoirs généraux et transférables, sans les satisfaire. Vouloir embaucher un jeune opérationnel sur le champ est une vue de l’esprit. Il a toujours existé un décalage entre la formation et le métier exercé, comme l’ont démontré les études de Lucie Tanguy(2). De surcroît, au bout de trois ou cinq ans, ceux qui ont choisi des titres « professionnalisants » dans les filières « rentables » à l’instant « T » déchantent ; à leur sortie, leurs perspectives d’emploi sont fragiles car le monde a évolué. Paradoxalement, on n’a jamais eu à la fois une jeunesse autant formée, et autant déstabilisée et angoissée par la crainte du déclassement.

Est-ce à dire que les RH ne peuvent pas anticiper ? La GPEC n’a-t-elle aucune utilité ?

Elle est utile pour extrapoler l’évolution de la pyramide des âges, elle est bienvenue quand elle s’interroge sur les besoins de formation. Mais les formations sont-elles des garanties de l’emploi ? Non. En outre, elles ne bénéficient pas à toutes les catégories. Quant aux capacités à anticiper l’avenir des métiers et les développements futurs, elles sont limitées. Faire de l’employabilité une question centrale dans la GRH, c’est créer et exacerber une concurrence impitoyable, entre les salariés eux-mêmes, et entre les salariés et ceux qui frappent aux portes de l’entreprise, chômeurs ou non. Un piège cruel ! Les DRH qui veulent faire changer les pratiques de recrutement en interne, ont souvent du mal à convaincre leurs équipes. Ils peuvent tenter d’innover. J’ai déjà participé à l’opération Phénix, initiée par le Medef, qui permet à une poignée d’étudiants de master 2 recherche, des filières lettres, sciences humaines et scientifiques, d’accéder directement à un CDI dans un grand groupe partenaire, avec une formation en alternance la première année. Universitaires, ces postulants ne sont pas dans le moule, mais sur le terrain, ils s’instruisent vite, faisant leur miel de toute expérience et conseils prodigués. A contrario, les jeunes diplômés qui se sentent déqualifiés dans leur premier poste gardent un « effet cicatrice » tout au long de leur carrière. Une perte d’opportunité pour l’entreprise, qui se manifeste réticente à passer leur flambeau. Les RRH doivent accepter qu’un débutant est inexpérimenté par nature, qu’il a besoin de maturation, de se frotter aux autres et de savoir réagir aux imprévus pour devenir un bon professionnel.

Vous dites aussi que l’employabilité est un outil de contrôle social. En quoi ?

Oui, parce que cette notion diffuse l’idée qu’il faut se conformer à des normes pour décrocher et conserver un job. Les instituts et cabinets divers enseignent donc aux gens à gommer ce qu’ils sont pour entrer dans la figure du « recrutable », une posture entre socialisation et dressage, particulièrement usitée à Pôle emploi ou dans les missions locales. En tout cas, on attend des candidats à un poste ou à une promotion qu’ils se montrent impliqués, créatifs, mobiles et qu’ils sachent se vendre, « se raconter », soigner leur réputation, sinon ils passeront pour des « loosers ».

Quel impact ont ces mutations à l’œuvre ?

Il est intangible, mais profond. L’entreprise est désormais installée dans un système d’exclusion plus que d’inclusion dans un contexte où l’idée dominante est de faire baisser le coût du travail et d’accroître la flexibilité, en externalisant des petits boulots et/ou en empochant des subventions. Cela révèle un courant puissant, l’individualisation de la relation salariale, qui fait reporter sur chacun la responsabilité de l’emploi, de sa carrière, de son chômage, en parfaite congruence avec le système d’évaluation individuelle quasi permanent en entreprise. On oublie – surtout la jeune génération – que l’employabilité a aussi une dimension collective : apprendre à travailler avec d’autres, apprendre à apprendre, en sont des composantes essentielles.

Dominique Glaymann Sociologue

Parcours

> Professeur de sociologie à l’université d’Évry (de l’université Paris Saclay) où il dirige un master d’ingénierie de la formation professionnelle, et chercheur au Centre Pierre Naville, il étudie les mutations du système d’emploi : l’essor de l’intérim et des stages, le bénévolat, les évolutions des relations entre la formation et l’emploi, les conditions d’insertion professionnelle des débutants.

> Il a publié en septembre 2017 Le piège de l’employabilité, ouvrage collectif, aux Presses Universitaires de Rennes, et auparavant Le stage : formation ou exploitation (même éditeur, 2013) qu’il a dirigé.

Lectures

Va-t-on payer pour travailler ?, Valérie Segond, Stock, 2016.

Performants… et licenciés. Enquête sur la banalisation des licenciements, Mélanie Guyonvarc’h, Presses Universitaires de Rennes, 2017.

>Qualité de l’emploi et productivité, Philippe Askenazy, Christine Erhel, éditions Rue d’Ulm, 2017.

(1) Notamment, Employabilité, brève radiographie d’un concept en mutation, sociologie du travail n° 4, 1990.

(2) L’introuvable relation formation-emploi : un état des recherches en France, Documentation française, 1998.

Auteur

  • Marie-Madeleine Sève