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L’interview

Bénédicte Geffroy : « L’e-mail est le miroir de l’organisation »

L’interview | publié le : 25.09.2017 | Violette Queuniet

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Bénédicte Geffroy : « L’e-mail est le miroir de l’organisation »

Crédit photo Violette Queuniet

La multiplication des e-mails et le temps passé à y répondre ne sont pas une fatalité du travail contemporain. Ils révèlent les dysfonctionnements d’une organisation. Pour canaliser l’usage des courriels, il faut la repenser.

E & C : Vous avez observé l’usage des e-mails par les cadres d’une grande collectivité publique. Quels sont vos principaux constats ?

B. G. : Dans cette collectivité, l’e-mail dépasse largement les fonctions classiques de communication au point de cannibaliser tous les autres outils (les outils collaboratifs, par exemple, sont peu utilisés). Il sert au partage de documents, à la prise de décision, etc. Cet usage est essentiellement le fait des cadres. Conséquence : l’usage de la messagerie électronique devient le métronome de leur activité et la transforme. Le travail est fragmenté, soumis à une forte pression temporelle – il faut consulter sa messagerie en permanence pour ne pas passer à côté d’une information importante. Les cadres doivent aussi effectuer tout un travail de gestion de l’information. Les impacts sur la productivité et la charge mentale sont importants. Beaucoup de cadres disent ne pouvoir se consacrer aux dossiers de fond que le week-end et en vacances. Cet usage de la messagerie contribue aussi à l’isolement dans leur fonction car il n’y a plus de temps d’échanges entre pairs et avec leur équipe. Mais ces constats n’expliquent pas pourquoi l’e-mail occupe une telle place. Pour le comprendre, il faut interroger l’organisation.

E & C : Comment l’organisation du travail joue-t-elle un rôle dans la multiplication des e-mails ?

B. G. : Nous sommes dans une collectivité qui se transforme : une organisation par projets se met en place mais coexiste avec une organisation en silos, très verticale et bureaucratique, avec des modes de fonctionnement faiblement formalisés. La gestion par projets est censée introduire de la transversalité et de la fluidité. Le problème, c’est que les responsabilités sont mal définies : sur chaque projet transverse, les chefs de projet n’ont aucun pouvoir de décision et la gestion de projet est également faiblement standardisée et formalisée. Au final, c’est chaque directeur qui décide. Les flux d’e-mails reflètent ces carences organisationnelles et cette structure de décision : dès lors que des personnes ne peuvent pas décider, le nombre d’e-mails augmente. On met en copie pour se déresponsabiliser et on attend que quelqu’un décide. C’est un grand classique qui dépasse l’exemple de cette collectivité. C’est souvent le cas dans les organisations en transformation, et elles le sont presque en permanence !

À cela s’ajoute l’emprise du politique. Pour répondre rapidement aux commandes du maire, le DGS (directeur général des services) a tendance à court-circuiter les strates hiérarchiques pour s’adresser directement aux experts. D’où tout un mouvement des responsables hiérarchiques pour récupérer l’information, source de pouvoir : on demande à être en copie de tout, on stocke les échanges d’e-mails pour avoir une traçabilité mais aussi pour se constituer ses propres dossiers au cas où. Une véritable e-bureaucratie se met en place. Elle n’est pas l’apanage des collectivités publiques. On peut la retrouver dans n’importe quelle organisation en silos où on laisse s’installer des enjeux de pouvoirs forts.

E & C : Ces problèmes d’e-mails ne sont-ils pas inhérents à toute organisation accueillant de nombreux salariés ?

B. G. : On pourrait le croire, mais ce n’est pas le cas. Une organisation d’une certaine taille peut avoir des process clairs et des salariés qui prennent leurs responsabilités. On envoie un e-mail pour alerter, la personne destinataire prend le sujet en charge et ça s’arrête là. Les problèmes émergent quand il n’y a personne pour traiter le sujet. En l’absence de structures de décisions bien identifiées, des groupes de travail sont mis en place et on s’appuie sur des experts. Ce qui produit une multiplication des échanges par messagerie électronique et des mises en copie. Mais c’est une conduite de fuite.

On voit donc que lorsqu’une organisation dysfonctionne, l’e-mail reflète ce dysfonctionnement. C’est dans ce sens qu’on peut dire que l’e-mail est le miroir de l’organisation et de ses dysfonctionnements. Précisons aussi que le problème ne vient pas du nombre d’e-mails reçus mais du type de messages. Dans les organisations qui dysfonctionnent, c’est la nature des e-mails qui est source de difficultés. Quand il est pertinent, il résout un problème ; quand il ne l’est pas, il en crée. Dans les organisations qui ont des relations apaisées avec leur messagerie, le courriel apporte des solutions.

E & C : Vous soulignez aussi dans votre étude l’impact de ces dysfonctionnements sur le management…

B. G. : Oui, car l’e-mail devient l’outil métier du manager qui se substitue à toute autre forme de management. On l’oublie souvent, mais le management, c’est de la discussion, de la négociation. C’est rencontrer ses collaborateurs non pas pour transmettre la bonne parole, dans une logique d’information descendante, mais pour construire des solutions, faire remonter les problèmes, voire y répondre. Quand la messagerie se substitue à ces deux éléments du management – discuter et travailler ensemble –, il n’y a plus de management.

Un autre indicateur intéressant du déficit de management est le temps passé à organiser des réunions et à y assister. Dans la collectivité étudiée, une grande partie de l’activité des cadres est dédiée à la planification par e-mail des réunions, via un agenda partagé. Avec pour conséquence de devoir changer leur emploi du temps au gré des messages échangés (50 % de leur agenda bougeait chaque semaine). Alors que l’organisation du travail est normalement un attribut des cadres, elle leur échappe totalement, ils ne peuvent rien prévoir. Ce qui a aussi pour effet de raréfier les moments d’échange avec leurs équipes puisque leur temps est occupé par des réunions à l’utilité toute relative.

E & C : Pour libérer les cadres de la pression des e-mails, il faut donc revoir l’organisation ?

B. G. : En effet, même si cela est souvent compliqué dans une organisation en mode projet où il faut apporter de la transversalité. Il faut articuler les deux représentations de l’entreprise : celle de la structure verticale et hiérarchique, illustrée par l’organigramme ; celle des processus, qui dit comment se réalise l’activité et notamment l’enchaînement horizontal d’activités distinctes mais complémentaires. Certaines entreprises y arrivent très bien en s’interrogeant sur leur métier, le travail et en clarifiant les responsabilités.

Bénédicte Geffroy professeur en sciences de gestion

Parcours

> Bénédicte Geffroy est professeur en sciences de gestion et responsable du département sciences sociales et de gestion à l’IMT Atlantique (École Mines-Télécom Bretagne-Pays de la Loire). Elle travaille sur les transformations des organisations induites par le numérique et sur la santé.

> Elle a mené, avec Sophie Bretesché et François de Corbière, une recherche-action dans une collectivité sur l’usage des e-mails. Deux articles qui y sont consacrés sont parus dans Réseaux 2014/5 (Cadres et messagerie : du flux subi au renforcement de l’activité bureaucratique) et dans la Nouvelle revue du travail 1/2012 (La messagerie électronique, principal métronome des activités de cadre).

Lectures

Le Socio-manager, Valérie Boussard, Dunod, 2004.

Encadrer : un métier impossible ?, Frederik Mispelblom Beyer, Armand Colin, 3e édition, 2015.

L’amie prodigieuse, Elena Ferrante, Gallimard, 2016.

Auteur

  • Violette Queuniet