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L’interview

Patrick Gilbert : « Un dispositif d’évaluation doit être pertinent et cohérent »

L’interview | publié le : 04.07.2017 | Violette Queuniet

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Patrick Gilbert : « Un dispositif d’évaluation doit être pertinent et cohérent »

Crédit photo Violette Queuniet

L’évaluation de la performance individuelle a fait l’objet de nombreuses théories qu’un ouvrage réunit pour la première fois. L’occasion d’éclairer les pratiques des entreprises et de donner des clés pour construire un dispositif en phase avec leur organisation.

E & C : Votre dernier ouvrage fait un tour d’horizon de toutes les théories de l’évaluation de la performance individuelle. Quelles en sont les grandes lignes ?

PATRICK GILBERT : Ma coauteure Jocelyne Yalenios et moi passons en revue trois grandes conceptions. La première regroupe les théories normatives. Elles posent l’évaluation comme quelque chose qui relève de la rationalité. La majorité de la production appartient à cette approche, avec deux principaux courants : le courant gestionnaire, qui relie l’évaluation à la nécessité gestionnaire (évaluer est une nécessité pour éclairer la décision) et le courant de la psychologie différentielle qui croit à une évaluation neutre et impartiale et cherche à fonder les pratiques sur des bases les plus scientifiques possible.

La deuxième approche est celle des théories critiques. À la différence des théories normatives, elles ne s’intéressent pas à l’évaluation sous l’angle de leur application pratique mais en référence aux structures sociales. On trouve les critiques inspirées par le marxisme qui voient l’évaluation comme un facteur de domination ; les théories de l’évaluation comme vecteur de disciplinarisation dans le sillage des théories de Michel Foucault ; l’évaluation comme manipulation de la subjectivité et la théorie clinique.

Enfin, troisième approche : celle des théories institutionnalistes. Elles appréhendent l’évaluation comme un fait social contextualisé, sans visée prescriptive (à la différence des théories normatives) ni jugement négatif comme avec les théories critiques. On y trouve le courant culturaliste (l’acceptation de l’évaluation selon les contextes culturels), les théories conventionnalistes (l’idée que l’évaluation est une convention sociale de la valeur), l’approche processuelle, qui analyse l’évaluation comme une construction sociale prise dans un processus.

On voit bien que c’est le courant gestionnaire qui domine aujourd’hui dans les entreprises. En quoi les autres approches peuvent-elles être utiles aux DRH ?

Toutes ces théories apportent leur lot de connaissances qui ont leur utilité. Les pratiques d’évaluation axées sur la psychologie différentielle, par exemple, sont en reflux en France où on a tendance à s’en remettre aux managers de premier niveau pour l’évaluation. Cela a un impact sur la rationalité des décisions. Les pays anglo-saxons, où les entreprises sont plus proches des milieux académiques, acceptent davantage les techniques d’évaluation validées scientifiquement. Il est vrai qu’en GRH, il faut tenir compte de l’acceptabilité sociale : certaines techniques peuvent être vraies mais si managers et salariés n’en veulent pas, elles sont inutiles. Il faut essayer d’élaborer des techniques qui soient à peu près vraies et complètement utiles !

Le courant critique lui-même a son utilité. Quand Christophe Dejours ou Yves Clot nous disent que la subjectivité fait partie du réel du travail, on voit bien l’illusion qu’il y a à vouloir que l’individu se transforme en automate pour mieux travailler.

L’idée de Foucault qu’il n’y a pas de distinction entre le savoir et le pouvoir me paraît aussi tout à fait évidente. Prendre de l’information sur une personne, c’est aussi se mettre en capacité d’exercer vis-à-vis d’elle un pouvoir. Lorsque j’évalue la performance d’un individu, ce n’est pas seulement pour prendre de l’information sur cette performance. C’est aussi pour orienter cette performance dans un sens favorable à l’entreprise et, en ce sens, j’exerce un contrôle sur cet individu. Pour le dire dans le langage de la gestion, on évalue les gens pour que leur comportement converge par rapport à la stratégie de l’entreprise et aux buts qu’elle poursuit.

Le courant institutionnaliste paraît être le plus contributif ?

Oui. Par exemple, avec les théories culturalistes : quand on est DRH à l’international, on a intérêt à connaître les résistances nationales, culturelles à l’évaluation. Le courant conventionnaliste pose la relativité des valeurs. Cela introduit l’idée pour les DRH qu’il n’y a pas de one best way : il y a des pratiques de l’évaluation pertinentes par rapport à un contexte organisationnel donné.

L’idée de l’évaluation comme construction sociale amène à penser l’évaluation comme un processus : comment cela s’est-il construit ? avec quels objectifs ? qu’est-ce qui se passe après ? L’évaluation est un moment dans le processus de gestion qui suppose que tous les autres éléments – formation, gestion des carrières, rémunération – soient en phase les uns avec les autres, ce qui n’est pas toujours le cas. Notre dernier chapitre, qui propose une théorie des dispositifs de gestion, s’appuie beaucoup sur le courant institutionnaliste mais tire aussi parti de chacune des théories présentées.

Qu’est-ce qu’un bon dispositif d’évaluation de la performance individuelle ?

J’ai été praticien des RH moi-même et me garderais bien de donner des leçons ! Cela dit, je pense qu’il faut avoir en tête deux grandes idées : la pertinence et la cohérence. Un dispositif d’évaluation doit être pertinent : par rapport à la stratégie de l’entreprise mais aussi par rapport à la structure de l’organisation dans laquelle on se trouve – l’environnement, le marché, etc. – Et il doit être en cohérence avec les pratiques de GRH. Par exemple, une évaluation objectifs/résultats – théorie du management par objectifs dans l’approche gestionnaire – pour des commerciaux vendant des produits de grande diffusion sur un marché très concurrentiel est pertinente. En revanche, elle ne l’est pas pour le personnel administratif ou les équipes de R & D. Face à cela, le DRH a deux possibilités : la différenciation – on n’évalue pas les populations de la même manière – et ou l’adaptation, avec des questions larges et adaptables à toutes les populations de l’entreprise. En tout cas, il faut bien avoir en tête qu’il n’est pas facile d’évaluer la contribution individuelle.

Je constate que les pratiques – notamment dans l’évaluation en vue des augmentations et primes individuelles – ont du mal à progresser. Les DRH sont là pour éclairer les managers sur ces questions. J’espère que ce livre leur permettra de prendre le recul nécessaire pour le faire plus largement !

Patrick Gilbert professeur en sciences de gestion à l’IAE de Paris

Parcours

> Patrick Gilbert est professeur des universités à l’IAE de Paris (Sorbonne Business School).

> Il a occupé des fonctions de DRH dans de grandes entreprises. Il a ensuite été directeur d’études à Entreprise & Personnel.

> Il est l’auteur d’ouvrages comme Management des compétences (avec Jacques Aubret et Frédérique Pigeyre, Dunod, 2010), La Gestion prévisionnelle des ressources humaines (éditions La Découverte, 2011).

> Il vient de publier, avec Jocelyne Yalenios, L’Évaluation de la performance individuelle (éditions La Découverte).

Lectures

Bureaucratie, David Graeber, Actes Sud – Babel, 2017

La Horde du contrevent, Alain Damasio, Gallimard, 2015

La Double vie de Vermeer, Luigi Guarnieri, Actes Sud – Babel, 2007

Auteur

  • Violette Queuniet