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L’interview

Emmanuel Henry : « L’inaction de l’état est liée à l’invisibilité des risques professionnels »

L’interview | publié le : 20.06.2017 | Violette Queuniet

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Emmanuel Henry : « L’inaction de l’état est liée à l’invisibilité des risques professionnels »

Crédit photo Violette Queuniet

Parce qu’ils maîtrisent la production de connaissances en santé au travail, les industriels contribuent à rendre les risques professionnels invisibles dans l’espace public. Une situation qui explique l’inaction de l’État dans ce domaine.

E & C : Entre 14 000 et 30 000 cancers d’origine professionnelle se déclarent en France chaque année*… pour moins de 1 800 indemnisés. Or, ce qui pourrait être un scandale sanitaire ne parvient pas dans l’espace public. Pourquoi cette invisibilité ?

EMMANUEL HENRY : Pour plusieurs raisons. Le profil des victimes joue un rôle important : les cancers professionnels, qui affectent surtout des ouvriers, sont perçus comme un problème lointain lié à des expositions particulières alors que plus de 2 millions de salariés sont exposés à des cancérogènes. Ensuite, les connaissances épidémiologiques font l’objet de controverses.

Enfin, les malades sont très peu nombreux à être indemnisés par la branche accidents du travail-maladies professionnelles (AT-MP) de l’assurance maladie. Tous ces éléments font que les cancers professionnels – et plus largement les maladies professionnelles – sont quasiment invisibles socialement.

On l’a bien constaté avec la question de l’amiante : cela a pu devenir un scandale public parce que les médias ont insisté sur la diversité des populations exposées. Et un chiffre non controversé a fini par arriver dans l’espace public : 3 000 morts par an. À partir de là, il était difficile pour l’État de continuer à faire comme si l’amiante n’était pas un problème.

Mis à part le cas de l’amiante, pourquoi les chiffres sont-ils controversés ? Vous évoquez dans votre livre une « ignorance scientifique » dans ce domaine…

Les progrès scientifiques sont souvent liés à des intérêts économiques et politiques. Dans le domaine de la santé au travail – mais aussi dans la santé environnementale –, cette connexion entre intérêts privés et développement des connaissances est inversée. Les industriels vont rechercher au contraire l’affaiblissement des connaissances, la production d’ignorance. Car, si une recherche confirme que tel produit est cancérogène, cela aura des effets économiques – baisse des ventes, surcoûts liés à la protection des travailleurs, etc. On connaît les stratégies actives des entreprises – lobbying, production de fausses controverses – visant à produire de l’ignorance. Mais fondamentalement, ce qui caractérise la faiblesse de productions de connaissances en matière de santé au travail, c’est l’undone science – science non produite. Par exemple, lorsque des travailleurs se mobilisent contre un danger dans leur entreprise et cherchent à appuyer cette mobilisation sur des connaissances scientifiques, ils se retrouvent souvent face à des articles qui n’ont pas été produits, des recherches qui n’ont pas été engagées parce qu’il suffit aux industriels de ne pas ouvrir les portes de leurs entreprises aux scientifiques ou de ne pas donner accès à leurs salariés alors que ceci est nécessaire pour mener une étude épidémiologique.

Les experts des agences sanitaires se retrouvent donc devant des questions peu investies par les scientifiques et, pour un certain nombre de produits, dans l’incapacité de donner une réponse sur leur dangerosité. L’autre difficulté tient au fait que, en santé au travail, la discipline reine est l’épidémiologie – plutôt que la toxicologie, par exemple. De plus, au sein de cette discipline, on privilégie les études de cohorte, de longue durée et sur une large population pour établir des données les plus scientifiques possible. D’où les controverses sur les chiffres lorsqu’une étude concerne une population plus limitée de travailleurs.

Malgré ce déficit de connaissances en santé au travail, les industriels demandent que les réglementations s’appuient sur des preuves scientifiques…

Oui, les organisations patronales demandent régulièrement à ce que les décisions – réglementations, limitations – soient justifiées scientifiquement. Les industriels ont bien compris tout l’intérêt à transférer la santé au travail, enjeu social, vers les espaces scientifiques et techniques. La temporalité liée aux études épidémiologiques les favorise – elle leur laisse du temps avant qu’une décision soit prise – et ils maîtrisent la production des connaissances, contrairement aux organisations syndicales et aux États. Par exemple, si un produit est déclaré cancérogène, ils financeront des études pour montrer que, sous un certain seuil, il n’est pas dangereux. Cela donne d’ailleurs souvent lieu à des conflits d’intérêts avec des chercheurs travaillant avec l’industrie.

Quelles sont les conséquences de cette situation sur les politiques de santé au travail ?

Le caractère durable des déséquilibres entre les différents acteurs de la santé au travail produit une invisibilité des enjeux de santé au travail et autorise, de ce fait, l’inaction de l’État. En France, la sous-reconnaissance des maladies professionnelles est un fait bien connu. Le système d’indemnisation actuel a été mis en place au début du XXe siècle, à une époque où les maladies étaient très liées à un type d’exposition, par exemple le saturnisme avec le plomb. Ce modèle ne s’applique pas aux cancers. Mais, comme l’ont montré de nombreux rapports administratifs, le système, bien que défaillant, demeure. Plutôt que de le réformer, la seule réponse a été le reversement chaque année d’une somme de l’ordre d’un milliard d’euros de la branche AT-MP vers la branche du régime général… preuve que l’État est bien conscient de la sous-déclaration. Cette inaction, qui prend l’allure d’une non-réforme, constitue en fait une réforme très active puisqu’on décide de rendre inopérante une politique publique.

Que faudrait-il améliorer dans la conduite des politiques de santé au travail ?

Il faudrait parvenir à avoir un outil de quantification des effets du travail sur la santé, arriver à un chiffre reconnu et accepté afin de faire des risques professionnels un enjeu de santé publique prioritaire. Je pense aussi qu’un débat public sur cette question est nécessaire, non sur le mode de « C’est un scandale », mais de la place à lui donner par rapport aux enjeux économiques. Où met-on le curseur entre une économie nécessaire au développement d’un pays et ses conséquences sur la santé des travailleurs ?

Faudrait-il un ministère dédié à la santé au travail ? En tout cas, l’enjeu est de trouver un moyen de ne plus subordonner les questions de santé au travail à celles de l’emploi mais de les rattacher aux enjeux de santé publique, d’environnement, voire de responsabilité des entreprises.

Emmanuel Henry sociologue

Parcours

> Docteur en science politique, Emmanuel Henry est professeur de sociologie à l’université Paris-Dauphine, chercheur à l’IRISSO (Institut de recherches inter-disciplinaires en sciences sociales). Il met en œuvre une sociologie de l’action publique attentive aux inégalités sociales et aux rapports de pouvoir à travers l’étude de différents enjeux de santé publique.

> Auteur de nombreux articles sur la santé au travail, il vient de publier Ignorance scientifique et inaction publique – Les politiques de santé au travail (éditions Les Presses de Sciences Po).

Lectures

Uranium africain, une histoire globale, Gabrielle Hecht, Éd. du Seuil, 2016.

Les Risques du travail : pour ne pas perdre sa vie à la gagner, A. Thébaud-Mony, P. Davezies, L. Vogel, S. Volkoff, La Découverte, 2015.

Deceit et Denial : The Deadly Politics of Industrial Pollution, G. Markowitz et David Rosner, University of California Press, 2002.

* Source : www.e-cancer.fr/Expertises-et-publications/Catalogue-des-publications/Plan-Cancer-2014-2019

Auteur

  • Violette Queuniet