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L’interview

Bruno Teboul : « La révolution numérique rend le capitalisme contemporain très disruptif »

L’interview | publié le : 06.06.2017 | Frédéric Brillet

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Bruno Teboul : « La révolution numérique rend le capitalisme contemporain très disruptif »

Crédit photo Frédéric Brillet

Loin de la fameuse destruction créatrice imaginée par Schumpeter, l’automatisation de la société devrait conduire à des destructions massives d’emploi ainsi qu’à l’intermittence généralisée. Mais des solutions existent pour rendre ces évolutions socialement acceptables.

E & C : Pourquoi avez-vous choisi le titre provocateur de Robotariat pour votre dernier ouvrage ?

BRUNO TEBOUL : Par « robotariat », je fais référence d’une part au remplacement du prolétariat humain par un nouveau prolétariat constitué par les robots, et d’autre part à l’assujettissement d’une nouvelle élite humaine par des machines automatiques, complexes et augmentées. Cette évolution engendre une double souffrance. Une masse croissante de travailleurs peu ou pas qualifiés va se retrouver exclue du marché du travail et peinera à se reconvertir. Bien formés et rémunérés, les membres du robotariat préserveront certes leur emploi, mais ils n’en subiront pas moins une aliénation. Croyant être maîtres de ces machines issues de l’intelligence artificielle, ils en deviendront les esclaves. On le pressent déjà en en visitant les « full speed factories » (usines 4.0), ces immenses usines très robotisées que mettent en place des firmes comme Adidas, Mercedes ou Tesla. On y voit çà et là des « robotaires » assurer la maintenance et la supervision des machines. Leur travail s’effectue sous contrôle analytique et algorithmique : mise en place systématique d’outils de reporting automatiques, dashboarding, mesure et monitoring des performances en temps réel, traçabilité totale des « robotaires » (badges, messageries, mobile…) avec pour conséquence une sorte de « dictature » de la transparence et de la servitude 2.0. Ce travail n’est pas pénible physiquement, mais l’isolement dans de vastes espaces déshumanisés et ce contrôle permanent va les exposer à des risques psychosociaux d’un nouveau genre.

Pourquoi la diffusion des robots conduirait-elle forcément à un bilan social globalement négatif ?

Parce que la révolution numérique rend le capitalisme contemporain très disruptif. Le phénomène d’« uberisation » constitue la première vague d’une formidable mutation économique et sociétale. Déjà, dans les métiers du transport, les plates-formes comme Uber menacent le salariat au profit d’indépendants ou d’autoentrepreneurs dont le revenu horaire est inférieur au SMIC auquel pouvaient prétendre les chauffeurs. Et une deuxième vague s’annonce, avec l’automatisation : Google, Uber (pour ne citer qu’eux) travaillent à la mise au point de voitures sans chauffeur, qui prendront et débarqueront des passagers quasiment sans intervention humaine. D’autres emplois doivent faire face à la pression accrue des nouvelles technologies, comme les guichetiers, les caissiers, les manutentionnaires : Amazon a déjà mis en place plus de 45 000 robots dans ses entrepôts automatisés aux États-Unis. Cette révolution numérique rend finalement obsolète les théories optimistes de Joseph Schumpeter sur la destruction créatrice et de déversement d’Alfred Sauvy : à notre époque, le numérique ne crée pas autant d’emplois dans les nouveaux métiers qu’il n’en détruit dans les anciens. En recoupant diverses études citées dans mon livre, j’estime que 3,5 millions d’emplois pourraient être supprimés en France d’ici 2025 et 210 752 créés d’ici 2020 du fait de l’IA et de l’automatisation. En outre, les possibilités de reconversion sont limitées. La maîtrise des technologies actuelles induit un niveau de connaissances théoriques (en sciences notamment) et de compétences bien plus élevées que celles représentés par les reconversions précédentes. Cette nouvelle révolution industrielle ne saurait, de ce point de vue, se comparer avec les précédentes.

Le phénomène va-t-il aussi affecter les métiers qualifiés ?

Absolument. Il va même concerner ceux du numérique. Dans la Silicon Valley, les chiffres sur l’emploi indiquent déjà un ralentissement de la croissance du nombre d’emplois créés. Et la plupart des développeurs ou codeurs informatiques, actuellement très courtisés, vont devenir à terme inutiles. En utilisant l’intelligence artificielle, l’université de Cambridge et Microsoft Research ont déjà créé un système nommé « Deep Coder » capable d’écrire automatiquement cinq lignes de code informatique, lisible et cohérent. Non seulement le numérique et l’automatisation suppriment des emplois, mais ils les transforment. Nicholas Negroponte du MIT prédisait qu’Internet allait aplanir les organisations, décentraliser l’autorité et favoriser et faire émerger une « génération numérique » nouvelle qui s’organiserait en réseaux collaboratifs de pairs indépendants. Nous y sommes, mais les indépendants sont sous la dépendance de grandes entreprises du numérique comme les GAFAMI (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft, IBM) et autres NATU (Netflix, AirBnB, Tesla, Uber) qui leur imposent ce statut en détruisant les modèles sociaux existants. Si l’on ne fait rien, le statut de salarié en CDI va s’éroder rapidement. Une grande part des actifs sera vouée à une précarisation accrue, au « tâcheronnage », à un chômage de masse, à l’intermittence généralisée en tant que polyactifs partiels, occasionnels.

Pourtant l’Allemagne, bien plus avancée que la France dans la robotisation, connaît un chômage très inférieur…

Mais le taux de pauvreté y dépasse les 18 %, contre 14 % en France. Les réformes du marché du travail et des retraites engagées dès 2000 par Gerhard Schroeder, se sont faites au prix de très gros sacrifices : minijobs, moindre indemnisation des chômeurs, recours important au temps partiel chez les femmes. Une baisse du taux de chômage qui se fait au prix d’une augmentation de la pauvreté ne constitue pas un vrai progrès.

Que proposez-vous ?

Il faut promouvoir une alternative au capitalisme disruptif et à l’automatisation totale de la société, synonyme de sous-emploi et d’appauvrissement pour le plus grand nombre. Je propose, avec d’autres auteurs cités dans mon livre, des solutions pour mettre en place cette alternative : développement de la permaculture urbaine pour lutter contre la pauvreté au niveau local, approfondissement de la RTT, développement des droits à la formation tout au long de la vie, établissement d’un revenu universel, taxe sur les transactions financières (nano-trading), renouveau du syndicalisme par le Web social et collaboratif…

Bruno Teboul membre de la gouvernance de la chaire data science de l’école polytechnique

Parcours

> Diplômé d’une maîtrise de philosophie, d’un DEA de sciences cognitives de l’École polytechnique et d’un Executive MBA à HEC

> A travaillé 20 ans dans le marketing et le numérique (Boulanger, La Poste, Galeries Lafayette, Carrefour…) et en tant qu’entrepreneur du Web (QXL, Brandalley).

> Depuis 2013, Senior Vice-President Science & Innovation du groupe Keyrus, membre de la gouvernance de la chaire Data Scientist de l’École polytechnique.

> Auteur de Uberisation = économie déchirée (Kawa, 2015), et de Robotariat – Critique de l’automatisation de la société (Kawa 2017).

Lectures

L’Âge de la Régression (ouvrage collectif, Premier Parallèle, 2017).

Lettre sur l’Humanisme (Martin Heidegger, 1946).

Autrement qu’être ou au-delà de l’essence (Emmanuel Lévinas, 1974).

Auteur

  • Frédéric Brillet