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L’interview

Gilles Herreros : « La violence ordinaire des managers est nourrie par un deficit de reflexion »

L’interview | publié le : 28.03.2017 | Rozenn Le Saint

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Gilles Herreros : « La violence ordinaire des managers est nourrie par un deficit de reflexion »

Crédit photo Rozenn Le Saint

Le sociologue des organisations dénonce une violence du quotidien insidieuse, souvent non consciente, des managers. Il appelle à la mise en place d’espaces de réflexion pour responsabiliser les encadrants et les inciter à un management davantage bienveillant

Dans quelle mesure la violence que vous décrivez est-elle facteur de mal-être au travail ?

Les managers, gestionnaires, ceux qui sont en charge d’équipes en général, déploient des comportements quotidiens qui peuvent être dévastateurs sans qu’ils s’en rendent compte ou s’interrogent. Il ne s’agit pas d’une violence des organisations mais d’une violence exercée par des individus sur leurs subordonnés ou collègues. Elle est présente dans tous les secteurs ; dans les multinationales, les associations, la fonction publique, les PME et même les entreprises qui se disent libérées. Par exemple, un salarié de l’économie sociale et solidaire à qui un collègue avait demandé comment il parvenait à atteindre les objectifs commerciaux a plaisanté en disant qu’il bidonnait en inventant de nouveaux clients. Cela a été rapporté au manager, puis aux échelons supérieurs et il a été mis sous surveillance. Cela l’a détruit. C’est d’une violence insupportable, exercée sans aucun esprit critique, dans un univers pathogène et paranoïaque. L’histoire des faux espions chez Renault, cloués au pilori au journal télévisé par Carlos Ghosn, relève du même acabit.

Ne serait-ce pas l’organisation du travail qui inciterait à ces violences du quotidien ?

Il ne s’agit pas de comportements pervers des managers : ce sont en général de braves gens pleins de bonne volonté, mais ils sont dans une forme d’anesthésie des effets qu’ils produisent en commettant ces violences, c’est ce qu’il y a de plus grave. Cette violence ordinaire est nourrie par un déficit de réflexion et de remise en question qui aboutit à des comportements insupportables, qui sont perçus comme faisant partie des règles du jeu. L’organisation est le produit du comportement des individus qui la composent : si on se contente de constater que c’est le système qui est violent, on entre dans un processus de déresponsabilisation. Si on réfléchit à la responsabilité individuelle et collective, on s’interroge sur les pratiques et on les modifie. Par exemple, l’entretien annuel d’évaluation, tel qu’il est conduit dans la plupart des entreprises et des administrations, est infantilisant et vécu davantage comme du contrôle, avec à l’appui, des indicateurs inatteignables. Le manager n’est pas forcé de se contenter de se résigner à cet exercice imposé, il peut essayer de gommer tout ce qui le rend insupportable.

Comment les encadrants de proximité peuvent-ils réagir ?

Les cliniciens de l’activité comme Yves Clot mettent en avant des lieux d’échanges entre pairs, qui permettent de réfléchir à l’amélioration des fonctionnements ; à supprimer le côté infantilisant de l’entretien annuel d’évaluation, par exemple. Il ne suffit pas de jongler avec la sémantique en le rebaptisant « entretien de progrès », on doit le mener de telle façon qu’il soit bénéfique au personnel. Les cadres devraient être formés, préparés à avoir une sorte de souci réflexif. Organisationnellement, il faudrait créer des espaces de réflexivité destinés à interroger les effets des actes des encadrants de proximité, à apprendre à se soucier de l’autre. Les personnes qui vivent ces situations de violence doivent être en capacité de le dire. Les réunions en comité d’entreprise ou au comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) sont pilotées par des scénarios préconçus avant que les actions aient lieu. L’idée est plutôt de mettre autour de la table les protagonistes pour dégonfler le ballon de baudruche, au moment où la violence s’exerce.

Le recours à des consultants extérieurs pour mener des espaces de discussions représente-t-il une solution ?

Toute forme institutionnalisée de traitement de ces questions risque d’être rattrapée par une ritualisation. Mieux vaut créer des scènes ad hoc pour traiter les difficultés qui arrivent au fil de l’eau. Les délégués du personnel peuvent servir de relais pour que ces scènes de réflexion aient lieu. Mais une réunion périodique institutionnalisée ne règle pas les problèmes de violence ordinaire.

Des temps d’analyse de la pratique sont souvent mis en place dans le secteur médico-social. Sauf que le personnel y tourne en rond, il a très vite l’impression que cela ne sert à rien. Il se sent pris dans un rituel mené par des experts de l’extérieur, mais il n’a pas l’impression que ses critiques aient un quelconque impact sur les cadres de l’entreprise. Cela devient un déversoir de mal-être et non pas un espace de réflexion. Il en va de même pour les numéros verts de soutien psychologique mis en place par les entreprises : ils permettent de se confier mais pas de toucher au fondement même de la violence ordinaire.

Quel est le rôle des services de ressources humaines pour prévenir et endiguer ces phénomènes de violence ?

Les RH devraient insuffler cette réflexivité auprès des cadres de proximité, créer les conditions pour qu’ils soient en posture de s’interroger. Cela passe par la formation et par un regard différent, davantage bienveillant. Les organisations sont de plus en plus préoccupées par la question des économies d’échelle et par celle de la gestion des flux, que cela concerne des marchandises, des clients, des patients ou des salariés. Elles sont obsédées par la coordination des individus qui seraient uniquement destinés à appliquer des protocoles. Il faut réhabiliter les espaces de réflexion. Cela supposerait que les RH aient une lecture plus marquée par les sciences sociales, de manière à diffuser auprès des cadres de proximité une façon différente de penser l’organisation, pour que les rapports sociaux ne soient pas producteurs de mal-être.

Gilles Herreros sociologue des organisations

Parcours

> Professeur de sociologie à l’université Louis-Lumière Lyon 2 et chercheur au Centre Max-Weber, il est l’auteur de La Violence ordinaire dans les organisations, Érès, 2012.

Lectures

Le Management désincarné, enquête sur les nouveaux cadres du travail, Marie-Anne Dujarier, La Découverte, 2016.

La Novlangue managériale, Emprise et résistance, d’Agnès Vandevelde-Rougale, Érès, 2016.

Le Travail à cœur, pour en finir avec les risques psychosociaux, Yves Clot, La Découverte, 2010.

Auteur

  • Rozenn Le Saint