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L’interview

Thomas Barnay : « L’exposition aux RPS dégrade la santé mentale et physique à l’âge de la retraite »

L’interview | publié le : 14.03.2017 | Frédéric Brillet

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Thomas Barnay : « L’exposition aux RPS dégrade la santé mentale et physique à l’âge de la retraite »

Crédit photo Frédéric Brillet

Le suivi de plus de 3 000 parcours individuels ne laisse aucun doute : des conditions de travail pénibles ont des conséquences mesurables sur la santé des retraités. Peu surprenante s’agissant des contraintes physiques, cette relation de cause à effet est aussi clairement établie pour les risques psychosociaux, qui dégradent non seulement la santé mentale, mais aussi physique, des retraités qui y ont été exposés.

E & C : Quel éclairage nouveau votre étude apporte-t-elle au lien déjà connu entre les conditions de travail et la santé ?

THOMAS BARNAY : Avec Éric Defebvre, doctorant à l’université Paris-Est Créteil, nous avons conduit la première étude en France permettant d’estimer la probabilité de déclarer une mauvaise santé physique ou mentale ou une consommation accrue de médicaments chez les retraités, selon les conditions de travail physiques et psychosociales vécues durant l’intégralité de leur vie active.

Comment avez-vous procédé ?

Nous nous sommes appuyés sur l’enquête Santé et itinéraire professionnel qui concerne des individus âgés de 20 à 74 ans en 2006, interrogés quelle que soit leur situation vis-à-vis du marché du travail (actifs occupés, chômeurs ou inactifs, retraités, etc.). 13 648 entretiens ont été menés en 2006. Environ 11 000 personnes ont pu être réinterrogées quatre ans plus tard en 2010. Nous disposons ainsi de l’ensemble des expositions physiques et psychosociales par retraité et par année de vie travaillée. L’échantillon final se compose de 3 129 retraités âgés de moins de 79 ans en 2010 (âge maximal dans la base) et ayant au moins travaillé dix années afin de sélectionner une population susceptible d’avoir rencontré des conditions de travail plus ou moins pénibles.

Quelles dimensions des conditions de travail avez-vous pris en compte dans votre étude ?

Nous avons considéré quatre contraintes physiques (travail de nuit, travail répétitif, travail physiquement exigeant, exposition à des produits nocifs ou toxiques) et six risques psychosociaux (RPS) : compétences pleinement mobilisées, travail sous pression, tensions avec le public, reconnaissance ou pas du travail à sa juste valeur, conciliation travail et obligations familiales, qualité de la relation de travail avec les collègues. Les seuils d’exposition retenus pour les contraintes physiques correspondent à ceux définis par la loi du 20 janvier 2014 dans le cadre du compte personnel d’activité. Nous avons considéré les mêmes pour l’exposition aux risques psychosociaux.

Quels sont les résultats les plus significatifs de l’étude ?

L’exposition aux contraintes physiques telles que définies par la loi dégrade de 30 % à 38 % la santé physique des retraités, par rapport à une personne moins exposée durant sa carrière, toutes choses égales par ailleurs. De fait, si vous transportez de lourdes charges durant votre vie active ou que votre emploi requiert de travailler de nuit sur une durée significative, vous accroissez votre probabilité d’avoir des douleurs lombaires en vieillissant et ces problèmes persistent à l’âge de la retraite. Les risques psychosociaux exercent de leur côté un effet majeur sur la santé mentale à l’âge de la retraite. La probabilité de déclarer des troubles anxieux, des dépressions, des consommations d’anxiolytiques, de somnifères et d’antidépresseurs s’accroît respectivement de 90 %, 79 %, 20 %, 39 % et 49 %, toutes choses égales par ailleurs. Plus surprenant, nous avons constaté que l’exposition à des RPS dégrade aussi la santé physique de 17 % à 35 % selon les indicateurs. Et ce plus fortement encore dans la population féminine. On peut parler à cet égard d’un effet psychosomatique. Ces résultats témoignent du caractère pénalisant de long terme des conditions de travail pénibles.

Comment y remédier ?

On pourrait autoriser, dès le début de l’activité professionnelle, le médecin du travail à attester des pathologies constatées chez les salariés (en particulier des situations de souffrance au travail) et de leur relation avec leur activité professionnelle après une enquête clinique approfondie. La branche AT-MP (accidents du travail-maladies professionnelles) pourrait prendre en charge le suivi par un psychologue clinicien, prescrit à la suite d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle. On pourrait à terme imaginer que le compte personnel de prévention de la pénibilité prenne en compte les RPS au même titre que la pénibilité physique mais les difficultés évidentes de mesure de cette pénibilité ressentie rendent difficile sa mise en œuvre. Mais force est de constater que ce sujet ne mobilise guère les politiques à l’approche des présidentielles.

Constate-t-on en France une dégradation de la qualité de vie au travail susceptible d’avoir des répercussions sur la santé à long terme ?

Le constat d’un appauvrissement de la qualité de vie au travail est fait au cours de la période 1995-2005 dans l’Europe des Quinze. Les études convergent pour dire qu’avec la crise les rapports sociaux se sont tendus, que l’autonomie a été réduite, que le travail s’est précarisé (plus de CDD et d’intérim subi) et intensifié. Mais la mesure de l’évolution des risques psychosociaux au travail est compliquée. Ceux qui souffrent par exemple le plus de l’intensification sont en effet les plus vulnérables et généralement les moins performants. Ce sont les premiers à perdre leur emploi quand la pression se renforce. Lors de la seconde vague de l’enquête en 2010 qui permet de mesurer une évolution dans le temps, on interroge les salariés encore en poste et donc ceux qui ont mieux supporté l’exigence accrue de productivité. D’autres travaux montrent qu’entre 2006 et 2010, l’exposition aux RPS sur la période 2006-2010 s’est pourtant accrue avec, en particulier, une augmentation du manque de reconnaissance. Cette dégradation de la qualité de vie au travail peut naturellement affecter la santé de long terme comme nous le montrons dans notre étude.

Pourquoi la qualité de vie au travail se dégrade-t-elle alors même que de nombreux emplois pénibles disparaissent avec l’automatisation ou sont délocalisés ?

Une des spécificités françaises tient à un chômage élevé qui entretient le sentiment d’insécurité économique. C’est une forte source de stress qui nourrit le sentiment d’une dégradation de la qualité de vie professionnelle. Par ailleurs, ce climat économique morose accroît les situations de présentéisme (maintien en emploi alors que le salarié est malade) qui sont corrélées avec des situations de pénibilité ressentie. L’accroissement d’emplois précaires (CDD, intérim…) favorise l’exposition des travailleurs aux RPS. Enfin, la forte segmentation du marché du travail en France renforce ces difficultés pour les moins qualifiés qui disposent le moins de marges de manœuvre, la pénibilité affectant d’abord les ouvriers et employés.

Thomas Barnay professeur de sciences économiques a l’université Paris-Est Creteil

Parcours

> Chercheur à l’ÉRUDITE (Équipe de recherche sur l’utilisation des données individuelles en lien avec la théorie économique) et chercheur associé à l’Institut Santé-Travail de Paris-Est et à la Fédération de recherche CNRS TEPP (Travail, emploi et politiques publiques), ses travaux portent sur l’économie de la santé et du travail.

> Il a cofondé le master Management et santé de l’IAE Gustave Eiffel de l’Upec et fondé et le master 2 Économie de la santé de l’Université Paris Est Créteil qu’il dirige actuellement.

Lectures

La Santé pour tous, Dominique Polton, La Documentation française, 2014.

Le Capital au XXIe siècle, Thomas Piketty, Le Seuil, 2013.

Auteur

  • Frédéric Brillet