En fonction du profil et du style de management de leur dirigeant, les entreprises artisanales mettent en place une politique RH plus ou moins ambitieuse, notamment en termes de formation et de gestion des compétences
David Abonneau : Dans le cadre d’un projet en partenariat avec Constructys, l’Opca du BTP, j’ai rencontré une quarantaine d’artisans lors d’entretiens approfondis. L’idée générale était de mieux comprendre leur approche de la gestion des emplois et des compétences et, en particulier, leurs pratiques de formation. Ce qui est marquant, ce sont les différences de vision des salariés, des compétences et du management des équipes. Certains dirigeants cherchent à tout contrôler. Ils considèrent que la montée en compétences des salariés génère un risque. « Pourquoi former des salariés qui risquent de monnayer leurs compétences auprès de mes concurrents ou simplement demander davantage de rémunération ? » Cette approche patrimoniale de l’entreprise invite les dirigeants à éviter de former leurs salariés, quitte à monopoliser l’ensemble des compétences techniques. Il s’agit, en l’espèce, de formation autocentrée, le développement des compétences étant réservé au chef d’entreprise et à ses proches dont le conjoint. Ceux que j’ai baptisés « les réticents » forment a minima, uniquement pour répondre à des obligations légales – sécurité et réglementation essentiellement.
A contrario, certains dirigeants appréhendent leur entreprise comme une sorte de communauté, comme une équipe qui doit avancer collectivement. Ils forment leurs salariés en considérant que la montée en compétences est nécessairement collective. Ils n’hésitent pas, par exemple, à fermer l’entreprise sur une durée courte pour envoyer l’ensemble des salariés en formation, pour que chacun acquière le même niveau de maîtrise. Ceux que j’ai baptisés les « convaincus » envisagent la formation comme un élément de différenciation vis-à-vis de la concurrence. La plupart connaissent mal les organismes et l’offre de formation ainsi que les modalités de financement.
Un autre type de chef d’entreprise croit fortement en l’utilité de la formation. À l’inverse des « convaincus », les « habitués » personnalisent les objectifs de cette formation. Chacun tenant son rôle dans l’entreprise, il est donc logique de former de manière individualisée. Selon eux, la formation est une routine.
Logiquement, les réticents, les convaincus et les habitués ne possèdent pas la même approche en termes de fonctionnement de l’organisation et de GRH
Les entreprises artisanales, en particulier dans le BTP, forment très peu. Les inciter à former représente un enjeu de premier plan pour les acteurs institutionnels dont l’Opca, le fonds de sécurisation des parcours professionnels (FSPP) et les organisations professionnelles. Chaque année, seuls 80 000 salariés du secteur du BTP sont formés pour un total de 180 000 entreprises de moins de 11 salariés. Autrement dit, une majorité d’entreprises du secteur sont inactives. C’est d’autant plus étonnant que, dans ce secteur, les contraintes légales sont très fortes. Ce qui se traduit par un nombre important de formations dites obligatoires réglementaires : permis, habilitations…
Selon la base de données de l’Opca Constructys, parmi les entreprises actives en matière de formation, environ 30 % appartiennent à la famille des réticentes, 50 % à la famille des convaincues et seulement 20 % à la famille des habituées. Le fait de former fréquemment les salariés fait clairement partie d’un package GRH que l’on pourrait qualifier de « premium » : efforts de formation conséquents, niveaux de rémunération attractifs, autonomie, polyvalence, faible turnover. Toutes les entreprises « habituées » que j’ai rencontrées fonctionnent sur ce modèle « premium ». Même si je ne possède pas d’éléments statistiques à avancer, ces organisations peuvent être qualifiées de très performantes, proches des best practices décrites par les auteurs qui se sont intéressés au lien entre GRH et performance dans les grandes entreprises.
Il existe un lien manifeste entre le mode de fonctionnement de l’entreprise et le profil du dirigeant. Certains chefs d’entreprise formés dans le métier possèdent un faible niveau de formation – CAP, BEP, bac pro – et une expérience – création ou reprise – assez peu diversifiée. Ces dirigeants partagent une approche assez personnelle de l’entreprise qui ne s’étend guère au-delà du noyau dur : soit le dirigeant et son conjoint – modèle familial – soit la famille élargie – modèle clanique. Ces dirigeants sont des réticents. À l’inverse, les dirigeants convaincus ont suivi une trajectoire différente : expertise métier, expérience longue et diversifiée – par exemple, les Compagnons du devoir. Ils sont partisans d’un management participatif. Par ailleurs, les entreprises dont la direction est assurée par un binôme homme de métier et gestionnaire s’inscrivent également dans une logique, dans un modèle collégial. Les chefs d’entreprise qui privilégient le plus la formation, les habitués, possèdent un profil spécifique. Ils viennent souvent de la grande entreprise, souvent des majors du BTP. À ce titre, ils sont particulièrement familiarisés avec la formation – profil industriel – et possèdent une solide expérience en termes de management avec une tendance à déléguer au management intermédiaire la conduite des chantiers – profil délégatif.
Il existe une réelle prise de conscience générale à ce sujet avec la mise à disposition de fonds spécifiques pour les TPE – via le FSPP, par exemple – et la volonté, au sein de chaque Opca, de prioriser les actions auprès des entreprises artisanales. L’Opca Constructys, par exemple, a réalisé des efforts importants pour comprendre les attentes et les freins propres aux TPE, les différentes familles de dirigeants afin d’adapter l’offre de service et l’argumentation auprès des artisans. Il faudra attendre quelques années pour mesurer l’impact de ces efforts mais, indéniablement, du moins dans le BTP, une nouvelle approche a émergé pour connaître et toucher cette cible assez méconnue et hétérogène.
> David Abonneau est maître de conférences à l’université Paris Dauphine et membre de l’équipe Management & Organisation (Dauphine Recherches en Management).
> Ses travaux portent sur la GRH dans les TPE et PME, les communautés de métier, le retour sur investissement en formation, l’accompagnement individualisé au travail dont le mentorat et le tutorat.
> Les formations obligatoires en entreprise : des formations comme les autres ? D. Beraud, Bref du Cereq n° 350, 2016.
> Les Pratiques de GRH : conventions, contextes et jeux d’acteurs, 2e édition, F. Pichault, Nizet, Points, Seuil, 2013.
> Occupational communities : Culture and control in organizations, J. Van Maanen, S.R. Barley, Research in Organizational Behavior, vol. 6, 1984.