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L’enquête

Santé au travail : Addictions : les employeurs contraints à la vigilance

L’enquête | publié le : 31.01.2017 | Virginie Leblanc

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Santé au travail : Addictions : les employeurs contraints à la vigilance

Crédit photo Virginie Leblanc

Si les entreprises semblent plus disposées à aborder le sujet des addictions, elles sont encore en recherche de solutions et de conseils pour les accompagner dans le traitement de cette question sensible. Leurs réponses restent davantage axées sur des solutions individuelles, disciplinaires ou médicales. Or, la dimension collective s’avère essentielle dans la mise en œuvre de mesures de prévention favorables à la santé des salariés.

En ce début d’année, nombre d’entreprises ont organisé les traditionnels pots pour les vœux ou la galette des rois. Mais dans certaines d’entre elles, c’est désormais sans alcool. À l’instar de Bouygues Construction (lire p. 25), ArcelorMittal ou dans certains établissements de Renault (lire p. 23 et 22), elles sont de plus en plus nombreuses à miser sur le “zéro alcool”. L’exigence légale de préservation de la santé et de la qualité de vie au travail contrôlée par les juges oblige de fait l’employeur à traiter la problématique épineuse des conduites addictives en entreprise. « Les manifestations festives où l’alcool coulait à flots sont désormais diabolisées. On observe aujourd’hui une tendance à l’aseptisation des comportements sur les lieux de travail », estime Jamila El Berry, avocate au barreau de Paris.

Il faut dire que les sanctions sont aujourd’hui très sévères en cas de dépassement du taux d’alcoolémie. « On remarque aussi une approche “générationnelle” du traitement de la question “alcool” en entreprise, poursuit l’avocate. Ainsi, les managers de l’ère industrielle auront tendance à réguler les usages tandis que les plus jeunes managers, acculturés aux campagnes de prévention, sont plus enclins à mettre en œuvre des règles d’interdiction absolue. » Une attitude qui peut se comprendre étant donné l’obligation de sécurité de résultat très exigeante qui pèse sur les entreprises : « Les conséquences de l’attentisme de l’employeur en matière de conduites addictives corrélées à un accident du travail peuvent être lourdes, observe Jamila El Berry. L’employeur, qui n’a pas mis en place de dispositifs de protection suffisants, peut voir sa responsabilité engagée, y compris en matière pénale, notamment pour mise en danger de la vie d’autrui, non-assistance à personne en danger ou encore homicide involontaire. »

Alcoolisation clandestine

Et les employeurs ont de quoi être préoccupés : « 30 % de la population a des comportements à risque ou nocifs, 20 % des accidents du travail sont directement associés à la consommation d’alcool ou de drogues, et l’alcool est responsable de la moitié des accidents mortels », rappelle Philippe de Condé, directeur général d’Hassé Consultants, cabinet d’alcoologie et d’addictologie d’entreprise depuis plus de 25 ans. En outre, les séances d’alcoolisation massive expresse, ou binge drinking, sont elles aussi en plein essor depuis quelques années en France. Selon l’INPES, 10 % des 25-34 ans et 6 % des 33-44 ans s’y sont adonnés au moins une fois dans l’année. François Nicaise, président de Restim, agence conseil en alcoologie et addictologie en entreprise, fait également plusieurs observations : « Avec les interdictions, des phénomènes d’alcoolisation clandestine émergent. De plus, les nouvelles générations consomment parfois tardivement le soir et viennent au travail le lendemain avec des “restes” d’alcool ». Autre phénomène important souligné par le consultant : l’association de produits énergisants avec l’alcool, qui fait grimper le taux d’alcoolémie, la consommation plus courante de cocaïne avec la baisse des prix, à 50 euros le gramme aujourd’hui.

Mieux former

Prenant en compte ces phénomènes, la loi de juillet 2011 sur la médecine du travail avait prévu dans les missions des services de santé au travail (SST) celle de conseil des employeurs, des travailleurs et de leurs représentants sur la prévention de la consommation d’alcool et de drogue. Plus récemment, le plan santé au travail 2016-2020, construit avec les partenaires sociaux, fait de la prévention des addictions une de ses priorités. Il entend améliorer la connaissance des pratiques addictives en milieu professionnel en s’appuyant notamment sur les SST. Il se fixe comme objectif de mieux former les acteurs de la prévention, notamment les SST, au repérage et à la prévention des pratiques addictives, notamment en déployant la formation au repérage précoce et à l’analyse des situations de travail susceptibles de favoriser des pratiques addictives (lire p. 22), et en informant sur les ressources disponibles pour l’accompagnement et la prise en charge des personnes. À ce titre, le site Addict’aide sera une ressource pour tous les acteurs (lire l’encadré p. 22). Le plan encourage par ailleurs la concertation sur les mesures de prévention dans le cadre du dialogue social et la diffusion de bonnes pratiques en matière de prévention collective. Conséquence de ces orientations, la Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (Mildeca) a confié à l’Anact une mission d’expérimentation relative à la prévention des addictions en milieu professionnel. Trois régions sont mobilisées : Martinique, Centre Val-de-Loire, Nouvelle Aquitaine, dans lesquelles entreprises et organisations pourront travailler collectivement à rechercher des solutions pour mieux prévenir le phénomène. L’objectif est de « passer d’une approche individuelle au cas par cas à une approche collective qui s’intéressera aux conditions de travail », indique Olivier Liaroutzos, Responsable du département Expérimentations, développement outils et méthodes à l’Anact. Un rapport sera remis à la Mildeca fin 2017.

Répression ou protection

Une démarche qui répond à un réel besoin des entreprises : une enquête de la Mildeca publiée fin 2014 révélait que 85 % des dirigeants et DRH se déclaraient préoccupés par le sujet tout en ne sachant pas vraiment l’aborder. « Les managers, notamment, ne sont pas du tout équipés : soit ils s’inscrivent dans la répression, soit dans la protection, sans pouvoir assurer un rôle de soutien et de prévention », estime Olivier Liaroutzos.

Certaines entreprises considèrent les addictions à juste titre comme une maladie, « dans les PME notamment et quelques grands groupes, où la relation est plus humaine, note Jérôme Vivenza, de la CGT. Mais cela devient rare et les grandes entreprises ont plutôt la tentation de se lancer dans des procédures disciplinaires et à licencier. Il faudrait plutôt s’attacher à dégager ce que l’organisation peut générer comme difficultés. »

Ce lien entre addiction et travail, Gladys Lutz, présidente d’Additra (Association addictologie et travail) et ergonome-chercheur au centre de recherche sur le travail et le développement (CRTD) du Cnam (Conservatoire national des arts et métiers), avec Renaud Crespin et Dominique Lhuilier, l’explore à l’occasion d’une recherche commencée en 2012 et financée par la Mildeca, afin d’éclairer sous un nouveau jour les liens multiples entre travail, usages de substances psychoactives, santé, prévention et action publique. Un ouvrage collectif intitulé Se doper pour travailler, aux éditions Érès, paraîtra le 23 mars 2017. « Nous avons posé l’hypothèse que les transformations du travail, l’intensification, la flexibilité, les démarches qualité, ont normé le travail, créant des tensions sur celui-ci, indique Gladys Lutz. Plutôt que de se placer du côté du risque, nous avons adopté une approche par le sujet au travail. » La recherche a permis de constater que l’usage de substances psychoactives peut avoir plusieurs fonctions : s’anesthésier (supporter son travail, consommer des antalgiques forts lorsqu’on souffre de TMS par exemple) ; se stimuler quand son travail nécessite de garder un rythme soutenu ; récupérer pour tenir des rythmes de travail intensifs ou faire face à des horaires décalés ; et enfin s’intégrer, quand consommer de l’alcool ou d’autres substances participe à la convivialité et à l’intégration dans l’équipe.

Pour l’heure, « l’alcool est moins présent car les entreprises ont adopté des politiques coercitives », constate François Nicaise. Mais les contrôles seuls n’ont pas beaucoup d’effets, d’après les experts, et les sanctions ne peuvent être efficaces que s’il y a eu un travail de pédagogie en amont.

Au-delà du respect des règles établies par le Code du travail, l’employeur se doit d’être clair sur ce qu’il inscrit dans son règlement intérieur. Quelle est sa politique par rapport aux pots ? Quelle est la procédure à suivre si un salarié est en état d’ébriété ? (lire p. 26)

Afin d’aider les entreprises à se situer par rapport au sujet des addictions, Philippe de Condé a créé un outil d’évaluation des risques professionnels liés aux addictions, outil gratuit à annexer au document unique.

Mini-sessions

En tout état de cause, à la suite d’un accident ou d’un incident, « il faut éviter de réagir uniquement par rapport à cet événement, avertit Bertrand Fauquenot, chargé de formation entreprises à l’Association nationale de prévention en alcoologie et addictologie (ANPAA), mais en profiter pour modifier son règlement intérieur et surtout engager des initiatives dans le long terme. En général, nous proposons des outils complets d’information et de prévention sur tous les produits et pour tous les salariés ». Il faut aussi réunir les acteurs essentiels à la construction de la démarche de prévention : direction et RH, CHSCT, élus du personnel, médecin du travail et préventeur. Les entreprises demandent de plus en plus à l’ANPAA des mini-sessions d’information, d’une demi-heure à deux heures, pour tout l’effectif, et l’association forme également les managers et les personnels des SST.

Groupe de travail

« Quand nous lançons une démarche de prévention, nous formons un groupe de travail, pendant trois jours, à la connaissance des produits et de leurs effets, aux comportements qui peuvent être observés après leur consommation, explique François Nicaise. C’est ce groupe qui va définir la politique à mettre en place. Et au départ, nous ne manquons pas de communiquer auprès du Codir sur les risques et les enjeux des addictions dans le monde du travail, en soulignant que les addictions coûtent de 1,5 % à 1,75 % de la masse salariale. »

Un entretien de retour est également prévu dans la démarche préconisée par Restim, au cours duquel le manager explique pourquoi il a retiré la personne du poste, toujours en parlant du travail, pas de la consommation de substances psychoactives. « Il n’appartient pas au DRH ou au management de faire un diagnostic, avertit Paul Kiritzé-Topor, médecin addictologue, qui intervient en entreprise depuis trente ans. Il faut mettre la personne au comportement anormal en sécurité et l’envoyer vers le SST avec un descriptif de ce qu’on observe. Le médecin de santé au travail fort des informations reçues peut orienter son interrogatoire pour réaliser un diagnostic. » Quant à Hassé consultants, au-delà de la formation de groupes de référents, avance une particularité : « Nous sommes les seuls à proposer un accompagnement personnalisé de quinze mois pour un salarié en vraie difficulté avec l’alcool, souligne Philippe de Condé. Le salarié, à condition que l’entreprise s’engage à le garder, accepte d’être soigné gratuitement, en suivant un programme très exigeant. » Trente consultations d’une heure sont prévues, trois par semaine le premier mois, et un travail doit être réalisé entre deux consultations. Préalablement, six rendez-vous sont organisés auprès du médecin addictologue travaillant avec Hassé Consultants, avant de décider de l’accompagnement.

De son côté, ArcelorMittal (lire p. 23), a imaginé dans son plan de prévention, son propre contrat d’accompagnement tripartite entre la personne en difficulté, son manager et son médecin en santé au travail, dans le respect du secret médical. Un contrat d’accompagnement sera également généralisé pour l’ensemble des 8 000 salariés des cinq hôpitaux de l’est parisien courant 2017 (lire p. 24).

Quelques sites web ressources pour s’informer

www.addictaide.fr : le Fonds Actions Addictions a lancé ce portail collaboratif avec plus de 60 partenaires, qui enrichiront le site dans les mois à venir. Le site se présente sous la forme d’un village où entreprises, usagers, familles, professionnels de santé ou de la prévention peuvent trouver des informations correspondant à leurs attentes. Au printemps, le site devrait accueillir des « bonnes pratiques ».

www.drogues.gouv.fr/actualites/agenda/evenements-mildecamission : site de la mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (Mildeca), regroupe des informations institutionnelles à destination du grand public mais aussi des entreprises. On peut y retrouver les débats de la deuxième journée nationale de prévention des conduites addictives en milieux professionnels, organisée le 6 décembre 2016 par la Mildeca, en partenariat avec le ministère du Travail et le ministère de la Fonction publique.

www.inrs.fr/risques/addictions/prevenir-risques.html : dossier complet sur la prévention en entreprise, des ressources vidéos pour sensibiliser les entreprises et des programmes de formation.

http://inpes.santepubliquefrance.fr et www.ofdt.fr : données et études sur les addictions en France.

Auteur

  • Virginie Leblanc