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L’interview

Pascale Levet : « Sortir du cadre pour mieux agir sur le temps de travail »

L’interview | publié le : 10.01.2017 | Violette Queuniet

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Pascale Levet : « Sortir du cadre pour mieux agir sur le temps de travail »

Crédit photo Violette Queuniet

Penser le temps de travail uniquement en termes de durée légale est réducteur. D’autres temporalités sont à prendre en compte pour parvenir à des compromis acceptables pour les travailleurs comme pour l’entreprise.

E & C : La fondation Travailler autrement vient de publier une étude sur le temps de travail(1). Quel est son objectif ?

PASCALE LEVET : Aujourd’hui, le temps de travail est très largement déstabilisé : que ce soit par les transformations de l’appareil productif, les effets de la digitalisation, ou les modifications de la structure de l’emploi avec l’augmentation du travail indépendant, notamment. Or, les débats publics – et parfois même les débats gestionnaires – sont complètement prisonniers d’une vision du temps de travail appréhendée au travers de sa durée légale et des 35 heures. La fondation Travailler autrement a voulu, à travers une réflexion nourrie par une étude réalisée par deux chercheurs du laboratoire Printemps(2), Marie Benedetto et Laurent Willemez, reposer les bases d’un nouveau débat sur ce sujet. La première partie de l’étude, consacrée à l’analyse des statistiques européennes, montre que le cadre de référence que chacun tient pour acquis – temps de travail = durée légale – est incomplet, voire trompeur. La deuxième partie, centrée sur la réalité française, propose un nouveau référentiel en distinguant les temps de travail, du travail et au travail. Enfin, la troisième partie fait valoir le point de vue des personnes elles-mêmes pour qui le temps de travail, c’est aussi des temps de déplacement et la question incessante de l’articulation des temps de travail et de vie.

Que nous apprennent les statistiques européennes sur le temps de travail ?

L’appareil statistique, que ce soit en France ou en Europe, nous enferme dans deux référentiels : la durée quotidienne et la durée hebdomadaire du travail. Tout est rabattu autour de ces deux catégories statistiques, ce qui tend potentiellement à écraser la variété des réalités. En outre, ce qui ressort de notre retraitement des données européennes, c’est que les différences de durée du travail entre pays – même si celle-ci tend vers 39 heures – tiennent avant tout à la composition de la main-d’œuvre. Ainsi, alors que les comparaisons sont permanentes, la comparabilité de la durée du travail n’est pas le bon indicateur pour comprendre les différences. Par conséquent, l’appareillage statistique européen ne nous permet pas de suivre les évolutions en cours, et c’est dommage.

Pour mieux appréhender la durée du travail, vous l’éclatez en différents temps : le temps de, du et au travail. Pouvez-vous expliquer ces différences ?

Si l’on dit que le temps de travail ne se résume pas à sa durée, il faut réfléchir et raisonner à partir d’autres grandeurs. La fondation a souhaité proposer une grille de lecture distinguant temps du travail, temps de travail et temps au travail.

Le temps du travail permet de penser la place du travail à l’échelle d’une vie et notamment d’inclure de manière beaucoup plus féconde les périodes d’inactivité, les périodes de chômage, etc. Pendant ces périodes-là, beaucoup de gens font des tas de choses !

Le temps de travail concerne le nombre d’heures travaillées effectives, mais également la flexibilité, la prévisibilité de ces heures, l’écart entre les horaires légaux et les horaires réels, les évolutions des normes temporelles. Typiquement, une caissière qui travaille 20 heures par semaine, mais sans connaître ses horaires à l’avance et à 1 h 30 de son domicile, peut consacrer finalement autant de temps au travail qu’un cadre qui fait 45 heures sur un mode classique.

Le temps au travail porte sur les rythmes, l’intensité et les effets sur les conditions de travail, la santé et la performance des travailleurs…

Trop souvent, ces approches s’ignorent ou s’opposent. Aujourd’hui, il faut les envisager comme complémentaires et les articuler pour tenir compte de la réalité des évolutions des temporalités dans leurs différentes dimensions.

Quel enjeu y a-t-il à articuler ces trois dimensions ?

Un vrai enjeu d’innovation sociale ! C’est en travaillant les compromis et les équilibres optimaux sur ces trois dimensions qu’on peut progresser. On le voit par exemple dans les arbitrages qui ont été faits autour de l’organisation du temps de travail en 12 heures dans la fonction publique hospitalière. En termes de temps de travail, travailler en 12 heures peut être attractif, notamment pour optimiser des temps de trajet particulièrement problématiques quand le travail est organisé en horaires décalés. En termes de temps au travail aussi, cela peut présenter un intérêt : une journée de travail plus longue permet de desserrer certaines contraintes. En revanche, on sait très bien qu’à l’échelle d’une vie – le temps du travail – ce n’est pas tenable pour la santé. Et les infirmières continueront, comme c’est déjà le cas, à se retirer précocement du marché du travail.

La possibilité offerte par la loi Travail de négocier le temps de travail au niveau de l’entreprise est-elle une opportunité de penser les trois dimensions du temps de travail ?

En ouvrant de nouvelles possibilités de régulation, la loi va permettre aux DRH et aux acteurs sociaux d’ajuster des compromis locaux, à la recherche d’un optimum entre les temps de travail, au travail et du travail. Ces enjeux sont locaux « à hauteur d’hommes et de femmes », comme le dit l’étude de la fondation Travailler autrement.

Les DRH sont-ils prêts à travailler sur ces sujets ?

Aujourd’hui, le DRH est pris en tenaille entre l’ambition de faire fonctionner l’organisation, ce qui l’amène à s’intéresser de façon spontanée à nos trois dimensions, et le risque juridique qui contribue éventuellement à le paralyser. Le défi, c’est donc de l’appuyer dans des ingénieries sociales innovantes dans lesquelles embarquer aussi les partenaires sociaux, les managers de production, les juristes… Tous ces acteurs sont indispensables pour sortir du cadre et inventer de nouvelles temporalités.

Pascale Levet Présidente du conseil scientifique de la Fondation Travailler autrement

Parcours

> Titulaire d’un DEA de sciences de gestion et diplômée de l’ICN, Pascale Levet a développé son parcours professionnel entre études et recherches, d’abord à l’EM Lyon puis à Adecco où elle fonde et dirige le Lab’HO (GIE d’études et de recherches) avant de rejoindre l’Anact en tant que directrice technique et scientifique. Elle est membre du conseil scientifique de l’Observatoire des cadres et préside le conseil scientifique de la fondation Travailler autrement.

> Elle est professeure associée à l’IAE-Université Lyon 3 et vice-présidente de LeDoTank, living lab des entreprises moyennes.

Lectures

> Intelligence du travail, Pierre-Yves Gomez, DDB, 2016.

> L’Entreprise, point aveugle du savoir, sous la direction de Blanche Segrestin, Baudoin Roger et Stéphane Vernac, Éd. Sciences Humaines, 2014.

> Le Pouvoir d’agir ensemble, ici et maintenant, Rob Hopkins et Lionel Astruc, Actes Sud, 2015

(1) “Le temps de travail : de sa durée légale aux vécus quotidiens”, consultable sur www.fondation-travailler-autrement.org

(2) Laboratoire Printemps (professions, institutions, temporalités), unité mixte de recherche en sociologie du CNRS et de l’UVSQ.

Auteur

  • Violette Queuniet