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L’interview

Jean-Denis Budin : « L’entreprise doit raisonner qualité de vie globale »

L’interview | publié le : 20.12.2016 | Mathieu Noyer

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Jean-Denis Budin : « L’entreprise doit raisonner qualité de vie globale »

Crédit photo Mathieu Noyer

Selon une analyse fondée sur les témoignages de centaines de cadres et dirigeants d’entreprise qui sont venus reprendre pied dans le centre Credir en Alsace, la souffrance au travail va de plus en plus de pair avec des facteurs personnels. Et ses manifestations ne peuvent s’analyser que de façon interdisciplinaire, par l’appel notamment aux neurosciences. Pour les RH des entreprises, l’évolution implique de considérer la “qualité de vie globale”, dans le respect de la vie privée.

E & C : Vos analyses se fondent sur le retour d’expériences du Credir. En quoi consiste l’activité de cette structure très atypique ?

J.-D. B. : Le Credir est une ONG (organisation non gouvernementale) dont les actions sont tournées vers les collaborateurs et dirigeants d’entreprises qui sont “à bout”, de par l’accumulation de stress, de suractivité, mais aussi de problèmes personnels, nous y reviendrons. Il comprend trois structures, l’une de recherche (Credir Research Institute), une autre d’événements et conférences sur le thème de la transition, et une troisième qui met en place l’initiative la plus emblématique : l’organisation de stages de trois jours devant permettre au dirigeant de rebondir, de reprendre le dessus, en combinant “récit de vie”, échanges avec les autres stagiaires, remise en forme physique. Le stage comprend, certes, un temps de conseil juridique, financier, notamment, mais son succès vient de sa déconnexion avec le quotidien professionnel, au sens propre et figuré. À mi-novembre, nous en étions à 31 stages organisés depuis juin 2013, qui ont accueilli plus de 200 participants. Les 5 000 heures d’intervention ont débouché sur 500 heures d’enregistrements protégés par un engagement de confidentialité qui constituent une base de données sans équivalent sur le sujet.

En quoi vos travaux bousculent-ils les idées reçues sur l’épuisement professionnel et la souffrance au travail ?

Jusqu’alors, ils ont été mis sur le compte des entreprises et des organisations : ce sont elles qui feraient souffrir. Or à l’exception notable du secteur sanitaire et social, nous ne percevons pas de détérioration récente, qu’on pourrait qualifier de structurelle. Globalement, la qualité de vie au travail n’a pas empiré. Quant à l’environnement économique, ce n’est pas la première fois dans l’histoire moderne qu’il est difficile et précaire. Par contre, les témoignages que nous avons recueillis confirment que les situations et comportements personnels interfèrent très fortement, voire sont de plus en plus prégnants. Ce qui doit amener tout employeur à traiter la question sous l’angle de la qualité de vie globale (QVG).

Peut-on identifier une sorte de spirale infernale ?

Oui, nous l’avons retranscrite depuis cette année dans l’“Invictogram” un outil de diagnostic de la QVG qui décrit une quinzaine de séquences consécutives (www.invictogram.org). Nous identifions le surtravail comme le point de départ. Ce phénomène est renforcé très souvent par une suractivité extraprofessionnelle, dans les associations ou les multiples tâches familiales des femmes. De cette combinaison, il résulte un stress prolongé puis des troubles du sommeil et de la mémoire qui vont impacter le cerveau, amenant à une seconde phase marquée par l’altération des neurones avec comme suites possibles, des problèmes cardiovasculaires jusqu’à l’infarctus et l’AVC (accident vasculaire cérébral). Tout ceci mène à des troubles cognitifs et in fine au burn-out.

Dans cet enchaînement peu rassurant, mais qui s’appuie sur des situations très réelles, nous avons identifié quelques éléments plus inattendus ou nouveaux. Parmi les premiers éléments déclenchants, nous identifions l’addiction numérique, le fait de passer deux ou trois heures devant un écran chez soi, non pour le travail mais pour soi. Il y a aussi la solitude, y compris au sein du couple, paradoxalement : les conjoints ne partagent pas leurs difficultés professionnelles, de crainte de fragiliser leur union. Pour ces deux raisons, nous n’hésitons pas à dire que nous craignons une catastrophe sanitaire future parmi les 25-45 ans d’aujourd’hui.

Autre élément fort : les troubles cognitifs expliquent ces décisions irrationnelles, ces erreurs de gestion a priori incompréhensibles qui sont le lot de dirigeants et cadres d’entreprise parfaitement aguerris. Nous en concluons que la recherche sur la GRH et le management ne peut plus se passer du dialogue avec d’autres disciplines, à commencer par les neurosciences. Les erreurs d’interprétation cognitive constituent le premier point faible de nos stagiaires, avant le déséquilibre entre leurs trois vies : professionnelle, personnelle et associative.

Que peut faire le DRH en entreprise face à de telles situations ?

Il convient qu’il puisse mettre en place ou susciter dans l’entreprise un mécanisme de remontée d’informations, ou au moins de sensibilisation dans les équipes, pour détecter les signaux, tels que ceux décrits par l’Invictogram. Les enjeux de GRH sont importants. Nous avons rencontré le cas d’une entreprise confrontée à un important problème d’organisation par le fait qu’un homme-clé, car maîtrisant une technologie essentielle, est victime d’un cancer. Or, il s’était ouvert auprès d’un collègue deux ans auparavant de ce qui allait s’avérer être les signes avant-coureurs de sa maladie. Mais à l’époque, l’échange en était resté là. Si une remontée d’informations avait été formalisée, le scénario serait peut-être différent aujourd’hui.

Le sujet de la qualité de vie globale ne se heurte-t-il pas au principe du respect de la vie privée ?

C’est effectivement toute la difficulté pour les DRH : faire preuve de tact sans empiéter sur l’intimité. Je sens une réticence de leur part à instaurer ces mécanismes de remontée d’informations, car la ligne de crête est étroite entre une question qui ne relève pas en soi de l’entreprise, mais qui avoir un impact sur elle. Le médecin du travail n’est pas moins démuni et il faut aussi compter avec des partenaires sociaux potentiellement très pointilleux sur le respect de la frontière entre vie privée et vie professionnelle. Et l’initiative collective, comme la prévention des risques psychosociaux, est nécessaire mais pas suffisante. Dans ce contexte compliqué, le minimum peut consister à relayer le message de la prise en charge d’une personne dans toute sa globalité : l’intérêt à se déconnecter de son travail et de son ordinateur, de respecter les heures de sommeil, de garder une activité physique et une hygiène de vie saine, de ne pas restreindre son activité sociale au seul travail… mais sans non plus se surinvestir dans les activités extraprofessionnelles !

Jean-Denis Budin directeur du Credir Research Institute

Parcours

> Diplômé de l’Essec, Jean-Denis Budin a travaillé en entreprise puis comme dirigeant d’une PME. Les difficultés rencontrées, puis le dépôt de bilan ont été à l’origine de son burn-out en 2009. Il est devenu enseignant en sciences de gestion, à l’Ecole de management de Strasbourg et à Paris-Dauphine.

> En 2013, il fonde le Credir, un centre de remise en forme de cadres et dirigeants d’entreprise, basé à Kientzheim en Alsace. Il en préside désormais la structure dédiée à la recherche.

Lectures

Donner et prendre. La coopération en entreprise. Norbert Alter, 2010, La découverte

From lemons to lemonade. Squeeze every last drop of success out of your mistakes. Dean Shepherd, 2009, Wharton School Publishing (Pearson)

Engaged Scholarship. Andrew Van de Ven, 2007, Oxford University Press

Le Prophète. Khalil Gibran, 2012, Larousse.

Auteur

  • Mathieu Noyer