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L’interview

Sophie Bretesché : « La mémoire est une ressource pour construire l’avenir »

L’interview | publié le : 06.12.2016 | Violette Queuniet

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Sophie Bretesché : « La mémoire est une ressource pour construire l’avenir »

Crédit photo Violette Queuniet

Dans une période de changement, l’entreprise a intérêt à faire appel à la mémoire collective des collaborateurs. Mobiliser le passé est, paradoxalement, un moyen de les aider à se projeter dans la nouvelle organisation.

E & C : Dans votre dernier ouvrage, vous montrez que la mémoire collective peut être une ressource pour accepter et intégrer un changement d’organisation. Pourquoi ?

SOPHIE BRETESCHÉ : La mémoire est fondamentale pour créer du lien entre les époques, pour que les salariés ne sentent pas une rupture dans l’histoire de leur entreprise. La représentation qu’on a d’une histoire collective a besoin de continuité.

Aujourd’hui, tous les dirigeants rêvent de rupture, par exemple de rupture technologique. Or, cela crée des ruptures sociales très importantes qu’on n’anticipe pas suffisamment. Je pense, à l’inverse, qu’il faut plutôt penser la continuité que la rupture et la mémoire participe à assurer cette continuité. Remobiliser ce qui s’est construit dans le passé en s’appuyant sur l’expérience, le capital relationnel, le capital métier pour construire l’organisation de demain permet, au final, d’assurer cette transition, d’avoir cet espace de médiation d’entre deux temps.

Paradoxalement, vous dites que le recours à la mémoire permet aussi l’oubli et favorise donc la projection vers l’avenir…

Oui, il y a une dialectique mémoire/oubli car la mémoire est forcément une sélection. Dans la nouvelle Fictions, Borges met en scène un personnage dont la mémoire est d’une fidélité absolue. Une telle mémoire le condamne à une immobilité d’action car elle n’est vouée qu’à traiter toutes les données qui arrivent.

Pour appréhender l’avenir et le changement, il faut donc aussi prendre le temps de l’oubli. Oublier certains pans du passé pour que celui-ci ne revienne pas comme un vieux fantôme hanter le présent sur le thème du « c’était mieux avant ». La mémoire a une capacité à réinterpréter continuellement le passé. C’est pourquoi il faut travailler sur cette mémoire et tracer l’oubli. Or, les changements sont souvent menés de façon brutale, entraînant une résistance des salariés qui est plutôt un mécanisme de défense et d’adaptation qu’une résistance au changement. Ce qu’ils voudraient, c’est simplement du temps : le temps utile au transfert de ce qui est nécessaire pour l’avenir et, aussi, un temps nécessaire d’oubli.

Comment, concrètement, recourir à la mémoire lors d’une réorganisation ?

Je prends dans le livre l’exemple d’un organisme de logement social qui a connu plusieurs changements de direction et de stratégie. Après une première période de redressement financier, mais sans changement majeur de l’organisation, un nouveau directeur arrive. Il met en avant la valeur du service aux locataires (appelés désormais « clients »), et renverse complètement l’organigramme : on passe d’une structure bureaucratique valorisant les métiers du siège à la création d’agences. Ce qui compte, c’est le personnel de proximité, et l’ensemble de l’organisation est mis au service de ces salariés d’agences.

Au départ, cela a provoqué quelques crispations identitaires : les salariés, des fonctionnaires, ne se voyaient pas au service d’un client.

Le directeur s’est alors appuyé sur l’essence même du travail du fonctionnaire, qui est de fournir un service de façon désintéressée à la société, pour transformer l’organisation. Les salariés, dans des ateliers, ont ainsi défini ce qu’était le service aux locataires avec des indicateurs d’activité. Ils ont même participé à l’écriture de leurs fiches emploi qui décrivaient les bonnes pratiques. Et dans ces fiches, on retrouvait des notions comme « l’honneur professionnel ».

Par ailleurs, le directeur avait perçu un fort sentiment communautaire sur le territoire d’implantation de l’organisme HLM. Il a su mobiliser ces éléments de la culture collective au service de la réorganisation en créant des agences autour d’un groupe collectif intermétiers. Prendre ainsi en compte la mémoire collective a été un signal fort : on ne détruit pas le passé, on l’enrichit et l’approfondit pour continuer l’histoire de l’organisme et renouer avec le sens de sa mission sociale.

Cette démarche a très bien pris. Lors d’un diagnostic sociologique que j’ai mené, les salariés parlaient de continuité et de fierté à travailler dans cet organisme, tout en reconnaissant qu’il était atypique.

Quelles leçons tirer de cela pour d’autres organisations ?

Qu’il est possible de conduire et de faire accepter un changement, même radical, si l’on prend en compte l’épaisseur de l’histoire. On l’oublie souvent parce qu’on n’a plus le temps de la penser, de prendre en compte la longue durée. On est dans une société où, avec Internet, on est toujours dans le temps présent.

Donc, prendre en compte la continuité historique et prendre aussi le temps de travailler la transformation socioprofessionnelle qui accompagne le changement stratégique. Dans la plupart des cas, le dirigeant arrive avec sa nouvelle stratégie, la décline dans un plan d’action que les managers sont chargés de faire exécuter sans que cela se traduise au niveau du métier. Dans le cas de l’organisme, tous les éléments de la transformation ont été abordés y compris ceux du métier et les salariés eux-mêmes ont été invités, collectivement, à l’écrire dans des fiches emploi, c’est-à-dire à traduire leur expérience professionnelle dans un dispositif de GRH. Cela leur permet ainsi de se réapproprier un récit institutionnel cohérent avec leur expérience professionnelle.

Les DRH ont-ils un rôle à jouer dans l’entretien d’une mémoire collective ?

Oui, complètement. Je pense à une DRH d’une entreprise du secteur de la communication. Confrontée à des risques psychosociaux, à des salariés démotivés, à des clivages entre les générations, elle se trouvait assez démunie sur les réponses à apporter. Une enquête de climat social n’avait pas fait avancer les choses. Finalement, elle s’est appuyée sur le mémoire qu’elle avait rédigé dans le cadre d’un master en sociologie en formation continue. Le mémoire retraçait l’histoire de l’entreprise mais aussi des groupes professionnels. Elle montrait, par exemple, que chaque génération est marquée par le dirigeant qui l’a recrutée et que cela crée des couches de visions différentes ; qu’il y a des moments où l’on valorise tels métiers et d’autres moins. Sur la base de cette histoire, elle a créé des groupes de travail qui ont réfléchi sur la culture commune, les métiers de demain, etc. Cela a été un très bon levier pour améliorer le climat social mais aussi pour se reconnecter au dirigeant parce qu’elle a pu traduire sa nouvelle stratégie dans les changements de métier. Et en tant que DRH, elle a pu trouver une autre posture.

Sophie Bretesché sociologue

Parcours

> Sophie Bretesché est sociologue à l’École des Mines de Nantes. Ses recherches portent sur la mémoire et le changement en organisation.

> Responsable de la chaire régionale RITE (Risques et technologies émergentes), elle enseigne au sein de l’Executive Master Sociologie d’entreprise et stratégie de changement à Sciences Po Paris.

> Elle a codirigé, avec Bernd Grambow, l’ouvrage Le Nucléaire au prisme du temps (2014) et vient de publier Le Changement au défi de la mémoire (2016). Les deux livres sont parus aux Presses des Mines.

Lectures

Fureur et mystère, René Char, Gallimard, 1967.

La Lenteur, Milan Kundera, Gallimard, 1995.

Fictions, Jorge Luis Borges, Gallimard, 1944.

Auteur

  • Violette Queuniet