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L’interview

Jean-François Amadieu : « Les institutions sous-estiment l’importance de l’apparence physique dans les discriminations »

L’interview | publié le : 25.10.2016 | Frédéric Brillet

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Jean-François Amadieu : « Les institutions sous-estiment l’importance de l’apparence physique dans les discriminations »

Crédit photo Frédéric Brillet

Les études sur les discriminations laissent croire que les plus fortes d’entre elles sont liées à l’origine, à la religion, au sexe ou à l’orientation sexuelle. Or le surpoids, la disgrâce physique ou la vieillesse sont davantage handicapants dans l’univers professionnel.

E & C : Pourquoi avez-vous écrit un second livre sur l’importance du physique dans la vie professionnelle ?

JEAN-FRANÇOIS AMADIEU : Depuis la parution de l’ouvrage Le Poids des apparences en 2002, la technologie a changé la donne. L’essor du haut débit et des réseaux sociaux a multiplié la diffusion d’images et de vidéos dans toutes les circonstances de la vie et a contribué à une quasi-sacralisation du physique. Certes, l’apparence a toujours compté dans la réussite sociale et professionnelle. Mais Internet induit un changement d’échelle dans le règne du paraître et accroît les inégalités et les souffrances qui en découlent. Bien que la loi française sanctionne les discriminations liées au physique, le monde de la recherche, les gouvernements et autorités concernées, les entreprises, les médias ont tardé à s’y intéresser. Le Défenseur des droits, plutôt que de faire des focus sur telle ou telle dimension de l’apparence – obésité, taille, look… – en fonction de l’importance des groupes concernés, a, pendant des années, exploré en profondeur des motifs de discrimination qui ne concernent qu’une toute petite partie de la population comme les transsexuels et les transgenres. L’enquête Trajectoire et origines (TEO) de 2008-2009, menée par l’Ined et l’Insee, restreint l’apparence physique à la couleur de peau ou aux vêtements, et exclut les plus âgés. Et la région Ile-de-France, qui finance des thèses et colloques sur les discriminations, donne la priorité aux travaux qui portent sur l’orientation sexuelle ou sur les origines.

Quelles sont les conséquences de ce tropisme ?

À force de négliger l’apparence physique dans leurs enquêtes ou testings, les institutions sous-estiment l’importance de ce critère dans les discriminations, quitte à en surestimer d’autres. On ne trouve que ce que l’on cherche et cette distorsion ne concerne d’ailleurs pas que l’apparence. Par exemple, des travaux ont mis récemment en exergue les difficultés d’accès aux stages des jeunes issus de l’immigration, et établissent un lien de cause à effet. Mais c’est oublier que ces candidats sont presque tous issus de familles défavorisées et donc privés de réseau social, ce qui constitue un handicap bien plus lourd que la couleur de la peau ou les origines pour décrocher un stage. Dans le cas d’espèce, on “racialise” à l’excès des problèmes qui relèvent d’abord du champ social. Ces enquêtes ont des retombées médias importantes. À les lire, on pourrait croire que les discriminations les plus fortes sont liées à l’origine, la religion, le sexe ou l’orientation sexuelle, alors que le fait d’être en surpoids, affecté d’une disgrâce physique ou par les stigmates de l’âge est bien plus handicapant dans la vie professionnelle. Ce faisant, on finit par simplifier une réalité complexe. Les discriminations peuvent se cumuler – par exemple on peut être noir, âgé de 50 ans, obèse et d’origine sociale modeste – ou agir en sens contraire – la jeunesse et la beauté physique peuvent favoriser des candidats que leur patronyme désavantage par ailleurs.

Pourquoi nos institutions négligent-elles l’étude de cette discrimination ?

Cela tient au fait que les personnes qui en sont victimes sont peu organisées. Elles n’ont pas d’histoire de luttes légitimant leur combat ni d’associations puissantes défendant leurs droits. Les gros, les personnes affectées d’une disgrâce physique, les seniors n’apparaissent donc pas dans les agendas politiques. Et pourtant, leur nombre est très important. La France compte 15 % à 18 % d’obèses, mais qui s’en soucie ? Ils souffrent d’une discrimination violente, massive, mais ignorée. On a même le droit de se moquer des gros. On les juge responsables de leur état, qui serait la conséquence d’un mauvais choix d’hygiène de vie et d’alimentation ou d’un manque de volonté. C’est ignorer que l’obésité a souvent des causes génétiques, que c’est une maladie à part entière. Et quand bien même, cela ne saurait justifier la discrimination. L’engagement syndical, politique ou religieux relève aussi de choix individuels. Pour autant, la loi condamne les discriminations fondées sur ces critères.

Vous craignez aussi le développement d’outils qui donnent plus d’importance au physique dans le processus de recrutement.

Le développement du CV vidéo me paraît dangereux, car ainsi le recruteur n’a même plus besoin de rencontrer le candidat pour l’écarter s’il a un physique hors normes. Mais d’autres menaces émergent : aux États-Unis, des logiciels permettent de prédire quels traits du visage déclenchent des jugements à l’emporte-pièce sur la personnalité. Les algorithmes sont désormais capables de détecter des signaux que les individus perçoivent inconsciemment et d’indiquer si un candidat est perçu comme ayant ou pas “la gueule de l’emploi”.

On en revient à une forme de morphopsychologie, qui pourrait s’aggraver avec le big data et la prolifération des photos sur Internet. C’est inquiétant, car la loi américaine protège mal contre les discriminations liées à l’apparence physique. En Europe, la Cour de Justice assimile depuis 2014 l’obésité à un handicap, mais rien n’est prévu pour le reste. Si vous êtes écarté d’un poste parce que vous disposez d’un capital beauté insuffisant, vous n’avez guère de recours, sauf en France et en Belgique, à supposer que vous puissiez en apporter la preuve.

Comment y remédier ?

Dans un monde idéal, les recruteurs feraient une première sélection sans avoir le nom, la photo ni le sexe, l’adresse ou l’âge des candidats. La loi de 2006 sur les CV anonymes n’a malheureusement jamais été mise en application. Mais c’était une bonne initiative, car elle mettait tout le monde – jeunes, vieux, issus ou pas de l’immigration, beaux ou pas – sur un pied d’égalité.

On a abandonné cette idée pour lui substituer les concepts de promotion de la diversité, d’égalité réelle et même de discrimination positive. Cette dernière rencontre beaucoup de réticences. En imposant des quotas sur un ou deux critères, on exacerbe les ressentiments des autres candidats. Les personnes handicapées ont obtenu des quotas afin d’être mieux représentés dans les entreprises ; les femmes, dans les conseils d’administration et dans la sphère politique. Que des quotas existent pour le handicap est compréhensible mais difficile à justifier et à appliquer dans tous les autres cas car la loi reconnaît au moins 22 critères de discrimination. Il serait donc impossible de fixer des quotas dans un conseil d’administration ou à la direction d’une entreprise pour chaque groupe d’individus tenant compte de leur sexe, orientation sexuelle, race ou religion.

Jean-François Amadieu professeur agrégé en sciences de gestion

Parcours

> Jean-François Amadieu est professeur en sciences de gestion à Paris 1. Il est également directeur du Centre d’études et de recherche sur les organisations et les relations sociales (Cergors)-Prism et de l’Observatoire des discriminations, et directeur du master professionnel de GRH dans le secteur public à Paris 1.

> Il est l’auteur de nombreux ouvrages, dont Le Poids des apparences (Odile Jacob, 2002), DRH : le livre noir (Seuil, 2013). Il vient de publier La Société du paraître (éd. Odile Jacob)

Lectures

> Romans et nouvelles d’Arthur Schnitzler.

> Romans et nouvelles de Stefan Zweig (notamment Wondrak, qui raconte l’histoire d’un personnage au visage disgracieux).

Auteur

  • Frédéric Brillet