logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

L’interview

Vincent Valentin : « En entreprise, les restrictions à la liberté religieuse doivent être justifiées »

L’interview | publié le : 06.09.2016 | Rozenn Le Saint

Image

Vincent Valentin : « En entreprise, les restrictions à la liberté religieuse doivent être justifiées »

Crédit photo Rozenn Le Saint

Les Français adhèrent de plus en plus à la nouvelle laïcité, qui réclame une application de la neutralité dans les sphères privée comme publique, ce qui va à l’encontre des règles de l’État libéral. En entreprise, la restriction au port de signes d’appartenance religieuse doit être justifiée par la mission à accomplir.

E & C : Qu’appelez-vous la “nouvelle laïcité” ?

VINCENT VALENTIN : Il s’agit du mouvement général, en France, qui voudrait que la neutralité soit appliquée au secteur privé. On considère que la laïcité régit le comportement des personnes privées, que cela va de soi. Chacun se réclame de la laïcité dans la méconnaissance de ce que cela implique. Beaucoup de gens pensent que c’est une règle pour la société française, or c’est une règle dans l’État uniquement. L’État est neutre, pas la société civile. Pour ses partisans, il est question de combattre la diffusion de la religion et de prôner une certaine sécularité, au nom de l’égalité hommes-femmes ou de la lutte contre l’obscurantisme religieux, notamment.

Dans quelle mesure le contexte post-attentats influe-t-il ?

Il aide à diffuser ce courant de pensée, car il suggère que la religion peut représenter un danger dans la société. En 1905, la volonté était de séparer l’Église de l’État, non pas de laïciser la société dans son ensemble. À présent, le problème ne serait pas uniquement dans l’État mais dans la société civile. Or cela entre en contradiction avec les règles de droit d’un État libéral : on n’intervient pas dans la sphère privée. Le simple fait de porter le voile, en lui-même, n’est pas une atteinte à la sécurité de l’État. Le fait que le kamikaze du Bataclan ait travaillé à la RATP a attiré la lumière sur cette entreprise, avec des comportements de salariés ayant une attitude très fermée, refusant de serrer la main aux femmes ou de s’asseoir sur le siège quand une conductrice l’a occupé précédemment. À l’inverse, la direction assure qu’il est question de phénomènes marginaux, cultivant l’opacité. Quoi qu’il en soit, il s’agit d’une entreprise privée de délégation de service public, les règles de l’État, et donc de la neutralité religieuse, s’y appliquent.

En quoi les règles diffèrent-elles dans une entreprise privée ?

La situation est beaucoup plus floue. Mieux vaut avoir recours à un juriste qui réussisse à accorder les réels besoins de limiter l’expression de la religion. Cela ne peut pas apparaître comme un choix de principe uniquement parce que le dirigeant est favorable à la laïcité. Les entreprises doivent réaliser un double travail. De pédagogie, d’abord, pour distinguer la laïcité en tant que valeur et la laïcité en tant que règle qui ne s’impose pas dans le privé. Il faut également distinguer la pratique de la religion et la radicalisation. Le port du voile ne doit pas être perçu comme le fait d’être un porte-drapeau de Daesh et assimilé à « dangereux ». De droit, ensuite, pour que les chartes établies soient conformes à la jurisprudence. En l’état, les restrictions à la liberté religieuse doivent être justifiées par la nature de la tâche et proportionnées.

Quelle jurisprudence faut-il retenir des multiples rebondissements de l’affaire Baby Loup ?

Juridiquement, l’affaire est intéressante, car les juges ont utilisé différents arguments. Il s’agissait de se demander en quoi le port du voile est quelque chose de réellement gênant. Doit-on l’interdire par principe ou faut-il le prendre comme un élément d’une attitude générale qui poserait problème dans la bonne marche de l’entreprise ? Au final, le port du voile a été déclaré illicite dans ce cas, car il porterait atteinte à la liberté de conscience des enfants. Un argument discutable, car on peut douter de l’influence que cela peut avoir sur un bébé de 6 mois. D’ailleurs, une telle affaire est jugée en Allemagne, et c’est l’argument exactement inverse qui a été mis en avant par l’avocate générale. Elle estime que les enfants sont trop jeunes pour subir une quelconque influence.

Ce débat constitue-t-il une exception française ?

En Angleterre ou en Allemagne, on accepte que les fonctionnaires affichent leur religion. Outre-Rhin, la Cour suprême a rendu un arrêt qui affirme qu’a priori, il n’y a pas de contradiction entre le fait d’être fonctionnaire et de montrer son appartenance religieuse. Au Canada, le principe de l’“accommodement raisonnable” est celui qui règne. Un adolescent Sikh a même obtenu le droit de venir au lycée avec un couteau, car cela fait partie de sa tradition religieuse. Aujourd’hui, un projet de loi porte sur l’interdiction de la burqa pour les fonctionnaires. L’état du débat se situe à un degré supérieur par rapport à la France, où l’on considère que le port du simple voile est une atteinte aux droits des femmes, un recul civilisationnel par rapport à l’esprit des Lumières.

Quelles sont les règles à retenir pour les directions ?

L’affaire Baby Loup montre qu’une crèche privée ne peut pas s’afficher comme une entreprise dite de tendance ou de conviction, c’est-à-dire dont les tâches sont elles-mêmes d’ordre politique ou religieux, ce qui lui aurait permis de limiter les droits des salariés. C’est ce que demandaient les avocats de la crèche ; or le dernier arrêt de la Cour de cassation du 25 juin 2014 le refuse, en expliquant que l’objet de la crèche est social, pas religieux ni politique. Des entreprises comme Paprec notamment, dans le domaine du recyclage, font signer des chartes de laïcité en estimant être une entreprise de tendance, pour contourner la rigidité du droit français. Si la charte de Paprec arrivait devant les tribunaux, elle pourrait être jugée non conforme au droit, car ce n’est pas une entreprise de conviction et le choix de limiter le port des signes religieux pourrait apparaître comme arbitraire et purement subjectif, car la mission n’est pas impactée, mais seulement, éventuellement, l’organisation et l’ambiance de travail en interne. Les règlements intérieurs limitant le port de signes religieux doivent impérativement être liés à la nature de la tâche à accomplir, comme le fait par exemple que des salariés bouchers refusent de toucher à la viande de porc, ou encore que des machinistes refusent de couper leur longue barbe alors que cela peut être dangereux.

Que faut-il retenir du fait que la loi Travail ait fait l’objet de débats sur la liberté religieuse ?

L’article discuté du projet de loi El Khomri donnait la possibilité d’inscrire le principe de neutralité dans le règlement intérieur par accord d’entreprise, c’était là la seule nouveauté. Quoi qu’il en soit, cela montre qu’il y a dans l’air du temps une volonté de permettre aux entreprises d’imposer plus facilement la neutralité en leur sein, même si cela n’améliore pas le service rendu aux clients. Et ce, pour se détacher d’une pression communautariste et d’éventuelles gênes au fonctionnement en interne.

Vincent Valentin juriste en droit public

Parcours

> Vincent Valentin est professeur de droit public à l’Institut d’études politiques de Rennes.

> Il est l’auteur, avec Stéphanie Hennette Vauchez, de L’affaire Baby Loup ou la nouvelle laïcité (LGDJ, 2014).

Lectures

Les 7 laïcités françaises, Jean Baubérot, Maison des Sciences de l’Homme, 2015.

L’Épreuve de la neutralité. La laïcité française entre droits et discours, David Koussens, Bruylant, 2015.

Auteur

  • Rozenn Le Saint