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L’interview

Jean-Denis Culié : « La fonction RH doit se réapproprier la gestion des carrières »

L’interview | publié le : 24.05.2016 | Éric Delon

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Jean-Denis Culié : « La fonction RH doit se réapproprier la gestion des carrières »

Crédit photo Éric Delon

La gestion de carrière des collaborateurs est de moins en moins une priorité de la DRH, en raison notamment d’impératifs de court terme et du développement du partage de la fonction RH. Celle-ci doit impérativement reprendre la main en fédérant les énergies autour du projet de l’entreprise.

E & C : Pourquoi, selon vous, la fonction RH est-elle de plus en plus reléguée à un rôle secondaire – à l’exception des hauts potentiels – en matière de gestion des carrières ?

Jean-Denis Culié : Dans leur communication RH, la plupart des entreprises se positionnent clairement dans un rôle de support à la carrière de leurs collaborateurs et non plus dans un rôle de moteur. Depuis les années 1990, ces derniers doivent endosser la responsabilité de leur propre carrière. Les raisons de cette évolution ? Du fait de la mondialisation croissante, les entreprises doivent affronter un environnement de plus en plus incertain, ce qui ne leur permet plus de proposer des parcours balisés à long, voire à moyen termes. D’autre part, la financiarisation de l’économie a généré un impératif de rentabilité à court terme, ce qui entraîne une incompatibilité d’horizons temporels avec des carrières qui, par définition, se construisent dans la durée. Cette évolution a par ailleurs été favorisée par l’émergence du courant théorique dit des “nouvelles carrières”, selon lequel le collaborateur doit, justement, devenir acteur de sa propre carrière. Dernier facteur : l’évolution des politiques RH et notamment le développement du partage de la fonction RH, consécutif à une large mise en œuvre du modèle du business partner, à partir des années 2000. En confiant de plus en plus de prérogatives RH aux managers opérationnels, notamment en termes de gestion des carrières, les directions des RH ont (re)perdu du terrain dans le pilotage des carrières.

En quoi ce modèle du business partner n’est-il pas favorable aux carrières des salariés ?

Dans ce modèle imaginé par Dave Ulrich il y a bientôt vingt ans, la fonction RH devait progressivement dépasser son rôle de service support et devenir créatrice de valeur pour l’entreprise. Le partage de la fonction RH avec le management de proximité devrait lui permettre de se consacrer à l’alignement sur la stratégie de l’entreprise. Dans la pratique, le focus sur le business et le partenariat avec les opérationnels ont conduit à accorder une place dominante aux préoccupations de court terme. La fonction RH s’est dès lors largement cantonnée au rôle d’expert administratif : multiplication des outils et des process, volonté de rationalisation – délocalisation et externalisation de certaines activités RH –, raréfaction de la présence RH sur le terrain. Même si cette évolution a contribué à développer des outils tels que les “people reviews”, la gestion des carrières, qui nécessite par essence une action dans la durée, en a été inévitablement affectée. Par ailleurs, il est légitime de s’interroger sur la pertinence d’associer de trop près les managers à la gestion des carrières. Au-delà de leurs motivations intrinsèques, de leur temps disponible ou des compétences nécessaires pour s’y consacrer, il est inévitable qu’en l’absence d’une étroite coordination, des pratiques hétérogènes puissent intervenir, souvent dominées par des jeux d’acteurs et de pouvoir.

Face à cette évolution, comment les collaborateurs peuvent-ils réagir ?

Livrés à eux-mêmes, devenus beaucoup plus dépendants de leur manager, les plus proactifs d’entre eux ont développé des projets individuels qui les ont fréquemment conduits à quitter leur employeur, tandis que les autres, peu informés des opportunités d’évolution, ont adopté des attitudes de retrait. Au lieu de créer des synergies entre les acteurs, l’évolution du modèle de business partner a conduit le plus souvent à isoler chacune des catégories.

La fonction RH a-t-elle intérêt à reprendre la main en matière de gestion des carrières ?

Les employeurs qui ont transféré la responsabilité de la carrière vers l’individu en subissent les effets pervers. C’est en quelque sorte le syndrome de l’arroseur arrosé. Les salariés sont devenus moins loyaux, plus volatils, davantage inscrits dans une relation de “donnant-donnant”. Ils n’hésitent plus à refuser des mobilités, surtout horizontales, s’ils n’y voient pas un intérêt immédiat. Les professionnels RH ne connaissent pas suffisamment leurs collaborateurs et éprouvent de plus en plus de difficultés à déceler des opportunités leur permettant d’effectuer des matching fructueux. Pour remédier à cette situation, les DRH doivent s’efforcer de fédérer les salariés autour du projet de l’entreprise. C’est en donnant du sens à leur travail que l’on (re)donnera envie aux collaborateurs de se projeter davantage dans le temps au sein de leur entreprise. S’agissant de la gestion des carrières proprement dite, si la transparence et l’équité des pratiques demeurent bien entendu indispensables, il convient, pour la dynamiser, de valoriser la mobilité horizontale, ce qui passe notamment par l’adhésion de tous à un mode de management plus participatif. Une présence accrue sur le terrain, notamment via des gestionnaires de carrières, dont la légitimité sera renforcée par une expérience dans d’autres fonctions opérationnelles, devrait notamment permettre une redéfinition régulière du projet professionnel des collaborateurs, trop souvent limité au prochain poste. Enfin, vis-à-vis des managers, la DRH doit pouvoir les convaincre de privilégier l’intérêt de l’entreprise plutôt que celui de l’unité dont ils ont la responsabilité. Les managers doivent accepter de voir leurs meilleurs éléments partir exercer ailleurs leur talent.

Jean-Denis Culié professeur de GRH

Parcours

> Jean-Denis Culié est professeur de gestion des ressources humaines à l’École de management de Normandie.

> Titulaire d’un doctorat en sciences de gestion, il étudie notamment la manière dont les individus au travail, confrontés à de nouveaux enjeux, mobilisent leurs ressources personnelles et celles disponibles dans leur environnement.

> Il participe actuellement à un projet collaboratif de R & D visant à proposer des services numériques aux collectivités territoriales (projet labellisé par le pôle de compétitivité TES-Transactions électroniques sécurisées).

Lectures

Faisons simplexe de A à Z, A. Minzoni, É. Mounoud, PUF, 2016.

RH, RSE et Territoires, I. Bories-Azeau, C. Defélix, A. Loubès, O. Uzan, Vuibert, 2015.

Reinventing organizations. Vers des communautés de travail inspirées, F. Laloux, Diateino, 2015.

Auteur

  • Éric Delon