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L’interview

Franck Malherbet : « Le dualisme entre cdd et cdi fragilise la cohesion sociale »

L’interview | publié le : 17.05.2016 | Pauline Rabilloux

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Franck Malherbet : « Le dualisme entre cdd et cdi fragilise la cohesion sociale »

Crédit photo Pauline Rabilloux

À l’heure où les syndicats et la jeunesse contestent que la flexibilisation du travail puisse contribuer à sécuriser l’emploi, la question de la pertinence économique et sociale des contrats courts est plus que jamais d’actualité : permettent-ils une réelle insertion dans l’emploi ou, au contraire, pénalisent-ils les salariés en compliquant leur insertion durable sur le marché du travail ?

E & C : Quelle est l’incidence des contrats courts sur les trajectoires professionnelles ?

Franck Malherbet : La question du rôle des contrats courts sur les trajectoires d’emploi est étudiée depuis au moins une vingtaine d’années. Sur le marché du travail français, le taux de transformation des contrats courts en contrats longs est très faible, inférieur à 10 %, ce qui invalide l’idée que les contrats courts seraient, selon l’expression consacrée, des tremplins vers l’emploi pérenne. Si plus de 85 % des recrutements se font en CDD, le fait de les enchaîner tend à diminuer plutôt qu’à favoriser l’insertion au long cours sur le marché du travail. Les emplois temporaires peuvent être un moyen de prendre pied sur le marché de l’emploi, mais à condition que ce type d’emploi ne devienne pas récurrent. Une sorte d’enfermement dans la précarité finit par atteindre les personnes qui ont multiplié les CDD. L’effet de tremplin est donc faible et tributaire de la formation initiale. Pour les plus qualifiés, il peut être une première expérience ; pour les moins qualifiés, le passage par l’emploi temporaire favorise les transitions vers le chômage ou l’inactivité.

Quelle incidence les contrats courts ont-ils sur les trajectoires salariales, cette fois ?

Les rigidités salariales sont fortes pour les titulaires de CDD, dans la mesure où la rémunération de ces contrats ne laisse que peu de marges à la négociation. Ensuite, dans la mesure où la durée des contrats temporaires est plus faible que celle des contrats permanents, la profitabilité des emplois temporaires est en moyenne inférieure. Ces éléments contribuent à un niveau de rémunération plus faible. Au-delà, et dans la durée, les trajectoires salariales ont été moins étudiées que les trajectoires professionnelles. Des travaux récents indiquent que le fait d’être entré sur le marché de l’emploi via un CDD plutôt qu’un CDI continue d’avoir une incidence négative sur le niveau de rémunération, même à distance du premier emploi, et ce, y compris lorsque le travailleur obtient ensuite un emploi stable. Une explication de ce phénomène tient aux faits d’une part que les personnes recrutées en contrats courts ont moins accès à la formation, et d’autre part que l’expérience accumulée en emploi est souvent de moins bonne qualité. Il en résulte des écarts salariaux significatifs susceptibles de perdurer dix ans après la première expérience professionnelle.

Quels problèmes ce dualisme entre CDI et CDD pose-t-il au plan social ?

Le dualisme entre les contrats courts et les contrats longs fragilise la cohésion sociale. Il tend à constituer deux catégories de salariés séparées par une frontière de plus en plus étanche. Pour les plus précaires, les possibilités d’autonomie dans l’accès au logement et au crédit s’évanouissent, et les perspectives de construction familiale sont négativement impactées. Corrélativement, le niveau de formation et de compétences des précaires par rapport au CDD s’amenuise, créant de véritables trappes à sous-emploi et à inactivité au long cours. Un mécanisme pernicieux semble à l’œuvre : plus l’emploi pérenne est rigide, plus la situation des salariés en contrats courts se dégrade. Ce sont les précaires qui ont, par exemple, le plus pâti de la crise économique de 2008. Alors que leur taux de chômage augmentait, celui des salariés en CDI n’était quasiment pas affecté. Les contrats courts tendent aujourd’hui à être de plus en plus courts. En France, 70 % des embauches s’effectuent sur la base d’un CDD de moins d’un mois. Les ajustements sur le marché du travail se font à leur détriment.

Pourquoi et comment réduire ce fossé entre les salariés précaires et les autres ?

Il est indispensable de remédier à ce dualisme, à la fois pour des questions d’équité sociale mais aussi pour des questions de performance globale du travail, et afin de ne pas grever les finances publiques. Le chômage coûte cher à la collectivité en termes d’allocations et de prestations sociales, ainsi qu’en termes de compétences – les salariés précaires sont moins formés – et de santé. Les risques au travail tendent à peser davantage sur les plus précaires, davantage assujettis aux exigences de l’employeur ; et le chômage, pour sa part, augmente les risques psychosociaux tels la dépression, l’alcoolisme, le suicide… tant pour le chômeur lui-même que pour sa famille.

On constate dans tous les pays développés que plus les emplois réguliers sont protégés, plus les entreprises tendent à recourir aux emplois atypiques au détriment des formes classiques d’emploi. Cette situation délétère pour les précaires a aussi des conséquences négatives pour l’entreprise, à qui la rotation d’emplois apporte de la flexibilité mais fait perdre de la compétence acquise au fil de l’expérience professionnelle. Il faut donc s’efforcer de sécuriser à la fois les entreprises et les travailleurs. Un double mouvement de remédiation doit être entrepris en direction de ces deux cibles.

Pour inciter les entreprises à conserver le CDI comme forme normale d’emploi, il faut à la fois les rassurer sur les durées et les coûts des procédures de licenciements en cas de retournements conjoncturels et les responsabiliser dans leur gestion de la main-d’œuvre. De ce point de vue, le système d’experience rating qui existe aux États-Unis depuis les années 1930 est une piste de réforme à envisager en France. C’est le principe du pollueur payeur. Il s’agit de faire supporter aux entreprises une partie des coûts que leurs politiques de gestion de la main-d’œuvre imposent à la collectivité en termes d’assurance chômage.

Depuis 2013, la France a bien tenté de moduler les cotisations à l’assurance chômage en fonction de la durée des contrats. Cependant, outre le fait que de nombreuses exceptions existent dans les secteurs les plus générateurs de précarité, une modulation pour ainsi dire “abstraite”, fonction de la durée plutôt que du recours effectif de telle ou telle entreprise aux contrats courts, engendre des effets de seuil faciles à contourner sans permettre une réelle internalisation des externalités négatives que sont le chômage et le déficit de formation pour les salariés précaires.

Du côté des salariés, faciliter l’accès à la formation des personnes embauchées en contrats atypiques est fondamental. Cela suppose de leur permettre d’accumuler des droits à la formation et de concentrer les formations pendant les périodes de chômage. D’autres exemples étrangers comme le CDI à droits progressifs tel qu’expérimenté en Italie semblent intéressants. Mais, quelles que soient les solutions retenues, elles sont d’autant plus urgentes que d’autres pays les mettent en œuvre et s’adaptent ainsi mieux que nous aux exigences économiques et sociales d’une économie qui doit être plus réactive et plus innovante pour continuer d’assurer la croissance.

Franck Malherbet économiste

Parcours

> Franck Malherbet, docteur en sciences économiques, est professeur à l’université de Rouen et chercheur au Centre de recherche en économie et statistique (Crest). Il est également membre de l’IZA (Institute for the Study of Labor, Allemagne) et de la FRDB (Fondazione Rodolfo Debenedetti, Italie).

> Il est l’auteur de plusieurs articles et vient de publier, avec François Fontaine, un livre intitulé CDD vs CDI, les effets d’un dualisme contractuel (Les Presses de Sciences Po, avril 2016).

Lectures

Les Ennemis de l’emploi, Pierre Cahuc et André Zylberberg, Flammarion, 2015.

Pour en finir avec le chômage, Bertrand Martinot, Fayard, 2015.

Auteur

  • Pauline Rabilloux