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L’interview

Alain Klarsfeld : « Le fait religieux est mieux traité en entreprise que dans la société française »

L’interview | publié le : 23.02.2016 | Éric Delon

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Alain Klarsfeld : « Le fait religieux est mieux traité en entreprise que dans la société française »

Crédit photo Éric Delon

Si les requêtes à caractère religieux ont augmenté ces dernières années dans l’entreprise, celle-ci possède l’arsenal juridique et réglementaire nécessaire pour gérer cette problématique. À condition que la direction adopte une attitude équilibrée vis-à-vis de ces revendications.

E & C Selon vous, le fait religieux est-il bien traité en entreprise ?

Alain Klarsfeld Paradoxalement, il est traité de manière insatisfaisante dans l’ensemble de la société française, et plutôt moins mal dans l’entreprise. Depuis plusieurs décennies, les usines automobiles, qui emploient une proportion importante de travailleurs musulmans, pratiquent des aménagements d’horaires ou de pause pendant le ramadan. Au sein de ces environnements, le fait religieux a toujours été reconnu et géré. Ceci est moins le cas dans les entreprises de service et, plus généralement, dans les emplois plus qualifiés. En raison d’une discrimination directe ou indirecte et/ou de l’existence d’un tabou sur la question, la présence de salariés de confessions autres que la religion majoritaire a longtemps été nulle ou invisible. Or on ne gère pas ce qu’on ne voit pas. Par ailleurs, le fait religieux se manifeste de façon plus diverse qu’auparavant. Outre les aménagements horaires concernant le ramadan au sein des grandes usines ou des chantiers, les demandes étaient faibles. Aujourd’hui, elles revêtent des formes plus variées et débordent la seule religion musulmane.

À quel type de demandes faites-vous allusion ?

Par exemple, le port de signe religieux visible – hidjab, niqab, kippa –, la présence de menus prenant en compte des prescriptions alimentaires – cacher, halal, végétalien –, les rapports femmes-hommes – serrer la main de collègues du sexe opposé, accepter de travailler sous les ordres d’une femme –, le prosélytisme sur le lieu de travail, le refus de travailler avec telle ou telle personne en raison de sa religion réelle ou supposée. Prenant des formes plus diverses, dans des contextes plus nombreux, le fait religieux devient multiforme et fait peur, y compris dans les entreprises industrielles. Il faut préciser que cette difficulté est spécifique à la France, qui a longtemps confondu la notion de laïcité – liberté de culte et de conscience, neutralité de l’État, financement des cultes – et l’interdiction de la visibilité du religieux dans l’espace public. C’est cette interdiction tacite – qui ne figure nulle part dans la loi de 1905 – qui ne passe plus.

Que dit la loi en la matière ?

Le droit du travail fournit un certain nombre d’outils. Le salarié est ainsi tenu d’exécuter son contrat de travail « de bonne foi ». Les demandes à caractère religieux doivent être examinées du point de vue de leur impact sur le bon déroulement de la relation contractuelle, comme n’importe quelle autre demande d’absence, d’aménagement d’horaire, etc. Le prosélytisme sur le lieu de travail ? Dans la mesure où il ne se limite pas à un simple échange de vues mais qu’il comporte des injonctions, des menaces ou des intimidations, il relève du registre de la faute. Rappelons qu’en France, le respect des croyances de chacun est “sacré” et protégé par nos sources de droit les plus fondamentales – Constitution, Déclaration universelle des droits de l’Homme, Convention européenne des droits de l’Homme. Celui qui intimide ou harcèle telle ou tel collègue ou subordonné pour l’inciter à se soumettre aux “prescriptions” d’une religion peut être sanctionné, voire licencié, comme dans le cadre de n’importe quelle autre forme de harcèlement. Quant à des revendications collectives d’aménagements horaires comme celles des ouvriers de l’automobile depuis des décennies, les entreprises qui ont eu à les traiter l’ont accompli dans le cadre de la négociation collective et des institutions représentatives du personnel.

Comment gérer la problématique des signes religieux, par exemple ?

Dans la grande majorité des cas, le port de signes religieux ne s’accompagne pas de comportements intimidants ou harcelants à l’égard d’autres collègues, ni d’attitudes nuisibles vis-à-vis de l’entreprise. L’entreprise peut parfaitement prévoir, par ailleurs, des dispositions vestimentaires dans le cadre de son règlement intérieur et, pourquoi pas, préciser que tout signe religieux est interdit dans l’enceinte de l’entreprise. Ce faisant, elle prend un grand risque, car elle devra veiller à appliquer une telle interdiction avec la même extrême sévérité à l’égard de tous les signes relevant de toutes les religions, ce qui peut s’avérer d’une complexité sans fin. L’entreprise peut également s’exposer à des litiges en raison de l’atteinte à la liberté de conviction. Rappelons que les restrictions vestimentaires légitimes peuvent relever soit de la volonté de l’entreprise de véhiculer une image de marque en lien avec les produits proposés, soit de la sécurité et de l’hygiène au travail. Par exemple, une chaîne de boutiques de vêtements de mode est en droit d’inviter ses vendeurs et vendeuses – mais pas un employé de back-office – à adopter une tenue cohérente avec ses produits. Ce qui exclut a priori les tenues recouvrant l’ensemble du corps mais pas ipso facto un simple foulard. Quant à se retrancher derrière de supposées exigences du client, en matière de religion comme en matière de sexe, d’origine, d’âge, etc., cela ne tiendra pas la route.

Que peuvent faire les DRH ?

Ils doivent éviter deux types d’attitudes. D’une part, accepter toute demande religieuse – par exemple, supprimer l’alcool d’un repas festif –, d’autre part, tout refuser en bloc – imposer l’alcool pour tous, sanctionner toute forme d’expression religieuse. Des guides téléchargeables en ligne existent désormais, tels celui mis au point par l’AFMD – Association française des managers de la diversité – ou celui d’EDF. Ils énumèrent ce qui peut être autorisé et les limites que les employeurs sont en droit d’imposer. Les DRH peuvent compléter le règlement intérieur en mentionnant les situations passibles de sanctions disciplinaires : intimidation religieuse, prosélytisme sur le lieu de travail, refus de travailler avec des personnes de telle ou telle confession ou de tel sexe, refus d’exécuter une consigne entrant dans le cadre de la qualification reconnue par le contrat de travail au motif d’un interdit religieux, refus des horaires – ceux-ci relevant du pouvoir de l’employeur –, etc. Bien souvent, reprendre les dispositions existantes en ajoutant « y compris pour motif religieux » peut suffire, car la plupart des difficultés remontées du terrain concernant le vivre-ensemble religieux sont déjà répertoriées. Il n’est nul besoin qu’un comportement nuisible ait été explicitement listé dans le règlement intérieur au titre de la religion pour se sentir légitime à prendre des sanctions. Les DRH ont aussi intérêt à organiser des séminaires destinés à renforcer la culture de tous les salariés sur les différents courants qui existent dans l’ensemble des religions, en faisant appel à des spécialistes reconnus. L’Institut européen en sciences des religions met par exemple en relation les organismes qui en font la demande avec des experts reconnus sur le sujet. Grâce à ce type de démarche, l’entreprise permet de mettre fin au tabou sur le sujet du religieux, tout en contribuant à la diffusion d’une connaissance scientifique débarrassée de peurs, de clichés et de stéréotypes.

Alain Klarsfeld Professeur à Toulouse Business School

Parcours

→ Alain Klarsfeld est professeur à Toulouse Business School, chercheur au sein du groupe Travail Emploi Santé, responsable du département Organisation responsable et ressources humaines. Il a fondé le mastère spécialisé RRH de Toulouse Business School, et l’a dirigé de 2003 à 2015.

→ Il coordonne actuellement, avec trois collègues internationaux, un ouvrage sur le fait religieux en entreprise qui sera publié fin 2016 (Cambridge University Press).

Lectures

→ Demain, un nouveau monde en marche, C. Dion, Actes Sud, 2015.

→ Reinventing organizations, F. Laloux, éditions Nelson Parker, 2014.

→ Freedom, Inc. I. Getz, B. M. Carney, Random House, 2009 (éd. française : Liberté & Cie, Fayard, 2012).

Auteur

  • Éric Delon