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L’interview

Mélanie Schmitt : « Le droit européen du travail évolue clairement dans le sens de la flexisécurité »

L’interview | publié le : 02.02.2016 | Mathieu Noyer

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Mélanie Schmitt : « Le droit européen du travail évolue clairement dans le sens de la flexisécurité »

Crédit photo Mathieu Noyer

L’âge d’or des directives de l’Union européenne les plus protectrices du salarié est révolu. Sous couvert de la « priorité à la croissance et à l’emploi » impulsée par la Commission, les textes et la jurisprudence tendent depuis une dizaine d’années à accorder plus de souplesse aux employeurs dans la gestion de leur main-d’œuvre. Cet esprit s’insuffle dans les droits nationaux, comme en atteste la prochaine réforme du Code du travail en France.

E & C Jusqu’à quel point le droit du travail de l’Union européenne est-il protecteur… pour le salarié ?

Mélanie Schmitt Il faut d’abord rappeler que le droit du travail européen n’est pas une construction homogène. Il résulte de l’agrégation de plusieurs modèles nationaux. Des fils directeurs s’en dégagent quand même et, ces dernières années, la tendance est assez clairement défavorable à la protection du salarié. Cette protection a sans doute atteint son apogée entre la fin des années 1980 et le début des années 2000, dans le sillage de la Charte communautaire des droits sociaux fondamentaux des travailleurs, puis du traité de Maastricht. C’est de cette époque, initiée par la commission Delors, que datent les directives de référence sur la santé-sécurité au travail [numéro 89/391], l’aménagement du temps de travail [93/104, modifiée par la directive 2003/88], ou encore les formes de travail précaires – CDD et temps partiel. Ces textes créent un socle commun relativement élevé de protection.

Mais, depuis, le curseur s’est déplacé : la priorité devient la lutte contre le chômage. Elle caractérise l’ère où Barroso était à la tête de la Commission, de 2004 à 2014. Du coup, il n’y a pratiquement plus de directive “sociale” significative. Celles qui sont adoptées révisent les textes précédents pour y apporter de légères améliorations, comme pour le congé parental ou la directive de 2009 sur les CE européens. Par ailleurs, plusieurs arrêts de la Cour de justice de l’Union ont réinterprété des directives dans un sens qui limite la protection des salariés au nom de la liberté d’entreprendre. Ce fut le cas récemment sur les sujets des contrats de travail en cas de transfert d’entreprise.

Un autre document de la Commission, peu connu, crée une inflexion nette : le programme Refit de fin 2012. Comme le suggère habilement son acronyme anglais, il préconise aux États la simplification, l’allégement du corpus législatif “au service” de la croissance, et il instille l’idée de réévaluer systématiquement la pertinence de chaque texte de loi dans le domaine social comme dans d’autres.

Tout ceci, à mon sens et à celui de beaucoup d’observateurs, exprime une orientation de politique bien déterminée : la flexisécurité, qui recherche d’abord la souplesse accrue pour les entreprises dans la gestion de leur main-d’œuvre. Je situe un tournant à 2006 avec la publication du Livre vert de la Commission : “Moderniser le droit du travail pour relever les défis du XXIe siècle”.

En quoi cette inflexion vers la flexisécurité se retrouve-t-elle dans les évolutions récentes du droit français ?

La loi de juin 2013 sur la sécurisation de l’emploi reprend les mêmes termes, les mêmes analyses que les documents de la Commission européenne, avec un peu de réécriture et “d’enrobage”. Le récent CDI intérimaire va dans le même sens. La loi Macron voulait instaurer un barème obligatoire des indemnités pour les licenciements reconnus injustifiés – “sans cause réelle et sérieuse” – devant les prud’hommes : cette mesure aurait été très sécurisante pour l’employeur, car elle lui aurait permis de chiffrer en quelque sorte par anticipation la violation du droit. Elle n’a été censurée que de justesse par le Conseil constitutionnel, au motif qu’elle introduisait une inégalité entre les salariés en fonction de la taille de l’entreprise. Sans cela, elle serait sans doute passée, comme ce fut le cas en Italie pour une disposition similaire du gouvernement Renzi.

La prochaine réforme du Code du travail français souhaite développer la négociation d’accords au niveau de l’entreprise. Jusqu’à quel point la pratique rejoindrait-elle une tendance européenne ?

Bien que l’organisation de la négociation des accords entre partenaires sociaux reste de la compétence exclusive des États membres, l’UE n’est pas tout à fait inactive. Lors de la crise grecque, dès 2010, la Commission a demandé au gouvernement d’ouvrir la porte à des voies plus flexibles de négociation des accords d’entreprises : avec d’autres représentants que ceux mandatés par les organisations syndicales ; offrant la possibilité de déroger aux accords de branche dans un sens défavorable aux salariés.

Si la recherche d’une décentralisation des accords au plus près du terrain se généralise, elle ne signifie pas que l’entreprise forme l’échelon de référence partout. En Allemagne, la branche reste privilégiée. Si la France confirmait l’entreprise comme l’instance prioritaire, elle irait plus loin que nombre de ses voisins, quand bien même ces négociations resteraient encadrées par des conventions de branche.

La législation européenne sur le temps de travail nourrit pas mal de fantasmes. Qu’en est-il et comment évolue-t-elle ?

Le texte de référence, c’est la directive de 1993 qui traite de certains aspects de l’aménagement du temps de travail, dont la fixation à 48 heures de la durée maximale hebdomadaire. Or cette règle est rédigée de telle sorte qu’elle ménage de nombreuses possibilités de dérogation. Parmi les exceptions, il y a la fameuse clause d’opting-out. Elle est connue du fait de son application par le Royaume-Uni. Mais la France des 35 heures présente aussi des brèches, dans lesquelles le législateur essaie de s’engouffrer. Par exemple, les forfaits-jours des cadres étaient initialement calculés en nombre de jours et pas en heures de présence, ce qui permettait de dépasser les 48 heures de fait. La Cour de cassation a mis le holà dans un arrêt de 2011. Mais il a fallu la pression, non de l’Union, mais d’une autre institution continentale : le Conseil de l’Europe, par le biais de son Comité européen des droits sociaux, qui a constaté une violation de la Charte sociale européenne.

Hors la règle des quatre semaines minimales de congés par an, toutes les adaptations sont possibles à la directive de référence. Elles devraient encore s’accroître au vu de la nouvelle initiative de la Commission pour la révision du texte.

Mélanie Schmitt Maitre de conferences en droit du travail

Parcours

→ Mélanie Schmitt enseigne le droit du travail français et celui de l’UE à l’université de Strasbourg. Docteur en droit social, elle a consacré sa thèse à l’autonomie collective des partenaires sociaux européens.

→ Elle fait partie de l’équipe droit social de l’UMR-CNRS “droit, religion, entreprise et société” (DRES), et du réseau européen d’universitaires Transnational Trade Union Rights, rattaché à l’institut de formation et de recherche de la Confédération européenne des syndicats (Bruxelles).

→ Elle a rédigé Droit du travail de l’Union européenne (éditions Larcier, 2012).

Lectures

→ La gouvernance par les nombres, A. Supiot, Fayard, 2014.

→ Before and After the Economic Crisis. What Implications for the “European Social Model” ?, M.-A. Moreau (sous dir.), Edward Elgar Publishing, 2011.

→ European Labour Law, 2e édition, B. Bercusson, Cambridge University Press, 2009.

Auteur

  • Mathieu Noyer