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L’interview

Duarte Rolo : « La distorsion entre ce qu’on fait et ce qu’on pense engendre une souffrance “ethique” »

L’interview | publié le : 10.11.2015 | Pauline Rabilloux

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Duarte Rolo : « La distorsion entre ce qu’on fait et ce qu’on pense engendre une souffrance “ethique” »

Crédit photo Pauline Rabilloux

Omettre certains détails ou arranger la vérité pour, par exemple, rendre une offre commerciale plus attractive fait partie des pratiques commerciales de l’entreprise. Si ces pratiques permettent d’engranger des bénéfices, elles nuisent en revanche à la santé psychique des salariés chargés de diffuser auprès de clients des demi-vérités ou de vrais mensonges.

E & C : Vous affirmez que certains salariés sont contraints de mentir aux clients. Le terme n’est-il pas un peu fort ?

Duarte Rolo : Je me suis demandé s’il ne fallait pas préférer les mots de “tromperie” ou de “duperie”. Mais, au regard de la parole des salariés interviewés dans les centres d’appels, mon terrain de recherche, j’ai décidé de parler de mensonge, car c’est le mot qu’ils emploient eux-mêmes. Je ne parle d’ailleurs pas du mensonge spontané des salariés pour “mettre de l’huile dans les rouages” et éviter les conflits, mais de celui initié par le management afin d’augmenter le chiffre d’affaires. Le client appelle à l’aide ? L’idée est de profiter du contact pour essayer de placer des produits dont il n’a nul besoin et qui lui seront facturés en plus. L’injonction d’omettre des informations pour faciliter les ventes ou de souscrire des informations payantes à l’insu des clients est parfois explicite.

Surtout, le salarié est lié – renouvellement d’un CDD, promotion, salaire – au management par des objectifs quantitatifs, qui l’obligent à mentir. Le message non verbalisé conduit souvent les salariés à faire le contraire de ce qu’ils auraient souhaité faire. Ils transgressent alors leur éthique professionnelle ou personnelle et se conduisent comme des mercenaires sans foi ni loi, ce qui ne va pas sans écorner l’estime de soi et détériorer les relations entre collègues. Si le champion des ventes dans l’entreprise est le plus grand menteur, comment lui faire confiance ? Le camarade de travail devient quelqu’un dont on se méfie et sur la route de qui on glissera, le cas échéant, des peaux de bananes pour l’emporter ou se protéger. Au passage, c’est aussi la relation de service qui est pervertie. De “l’aide au consommateur”, elle dérive vers une notion de performance quantitative au service des seuls intérêts de l’entreprise.

Cette injonction à mentir engendre de la souffrance pour le salarié. Pouvez-vous en expliquer le mécanisme ?

Cette course aux objectifs assortie d’un contrôle constant, d’objectifs toujours revus à la hausse et de menaces sur la carrière ou l’emploi génère une souffrance à l’origine de différents types de pathologies, dont, notamment, celles bien connues de surcharge : anxiété, insomnie, dépression, burn-out… D’autant plus que cette course s’accompagne immanquablement d’un classement entre les salariés. Il ne suffit pas de faire ce qui est demandé, il faut tendre à faire mieux que les autres. Le collègue est un concurrent. Ce n’est pas là la saine émulation qui tire tout le monde vers le haut mais un combat où le salarié joue sa rémunération, sa carrière et son poste.

Mais je mettrais plutôt l’accent sur la souffrance “éthique” engendrée au plan intrapsychique par la distorsion entre ce qu’on fait et ce qu’on pense. Cette souffrance recouvre plusieurs facettes : distorsion entre la qualité du travail fourni et l’éthique professionnelle du travail bien fait ; distorsion entre la motivation au service – forte notamment dans toutes les entreprises qui appartenaient autrefois au service public comme France Télécom, l’hôpital, etc. –, et la logique commerciale qui a gagné les services ; distorsion entre les valeurs éthiques de la personne et les valeurs mercantiles dominantes. Le salarié peut quelquefois adopter des stratégies de défense par de l’arrogance, le mépris du client qu’on prend pour un pigeon. Mais, souvent, il s’agit là d’une carapace d’agressivité susceptible de voler en éclats quand ce client qu’on veut tromper sans état d’âme – il ne mérite pas mieux –, un jour ou l’autre en vient à représenter le père, la mère, l’enfant. Ou simplement soi-même.

Vous vous fondez sur une étude dans les centres d’appels mais, au fond, n’est-ce pas le fonctionnement de toutes les entreprises que vous questionnez ?

L’étude sur laquelle se fonde ma thèse a effectivement porté sur le secteur des centres d’appels. Dans la mesure, cependant, où le management par objectifs et la marchandisation excèdent ce secteur et s’étendent à presque toutes les activités de service, notamment à tous les métiers peu qualifiés pour lesquels le marché de l’emploi est défavorable au salarié et où les travailleurs sont indéfiniment substituables les uns aux autres, le problème semble assez général. Il s’agit d’une conjoncture organisationnelle reposant sur trois piliers : management par objectifs et évaluation des performances, individualisation des conditions d’emploi et de rémunération, précarité. Le ciment est constitué par des méthodes managériales focalisées sur le quantitatif – résultats, tableaux de chiffres. La qualité du service n’a sa place nulle part. De toute façon, les défauts du système ne remontent jamais, car ils n’intéressent personne au niveau supérieur de la hiérarchie, puisque l’entreprise profite. Le top management, dans sa tour d’ivoire, peut même parfois ne pas être précisément au courant de cette injonction quotidienne au mensonge.

Quelles pistes d’améliorations proposez-vous ?

Il faut distinguer deux niveaux. Au plan de l’entreprise, le management par objectifs est rentable ; en tout cas pour les métiers de service bas de gamme. La seule question qui pourrait éventuellement se poser – et que certains se posent effectivement – est celle de la soutenabilité du système, puisqu’un service de mauvaise qualité pénalise, à terme, l’image de l’entreprise. Par ailleurs, il est évident qu’un tel système prive l’entreprise de toute la créativité que le salarié pourrait apporter à la tâche s’il n’était pas prisonnier des chiffres. Au plan clinique qui est le mien, je ne peux que constater les dégâts sur la santé des travailleurs. Au-delà de l’obligation d’accompagner celui qui tombe malade, le vrai problème est celui de la prévention. En la matière, aucun gadget ne remplace les vraies solutions, qui passent par un changement dans la manière même dont le travail est organisé. Il faut desserrer la contrainte des seuls objectifs quantitatifs, prendre en compte la qualité, sécuriser l’emploi, etc. Mais les changements resteront isolés et ponctuels s’ils ne sont pas vraiment portés par les décideurs. Sans prise de conscience et sans regain d’intérêt de la part de la hiérarchie pour le travail vivant, il n’y a pas de recette miracle, car, au fond, pour le moment, aucun réel besoin économique de changer les choses n’est vraiment apparu.

Duarte Rolo Psychologue du travail

Parcours

→ Duarte Rolo, docteur en psychologie du travail, est maître de conférences à l’université Paris-Descartes. Il a été l’un des six lauréats de l’édition 2014 du Prix Le Monde de la recherche universitaire.

→ Sa thèse, sous la direction de Christophe Dejours, soutenue en 2013, avait pour titre Contraintes organisationnelles, distorsion de la communication et souffrance éthique : le cas des centres d’appels téléphoniques.

→ Il est l’auteur de Mentir au travail (PUF, août 2015).

Lectures

→ Le Choix. Souffrir au travail n’est pas une fatalité, sous la direction de C. Dejours, Bayard, 2015.

→  Souffrance en France, C. Dejours, Seuil, 1998.

Auteur

  • Pauline Rabilloux