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L’interview

Pascal Lokiec : « Aucune fatalité technologique n’implique la disparition du salariat »

L’interview | publié le : 13.10.2015 | Pauline Rabilloux

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Pascal Lokiec : « Aucune fatalité technologique n’implique la disparition du salariat »

Crédit photo Pauline Rabilloux

Les technologies numériques ont profondément modifié notre rapport au travail. Certains souhaiteraient dans la foulée remettre en cause la notion même de contrat de travail au nom de l’autonomie du salarié et de la réactivité de l’entreprise. Cependant, même nomade et flexible, le salarié reste dans un rapport de subordination. Le salariat est pour lui le statut le plus protecteur.

E & C : Le numérique contribue à brouiller la frontière entre vie professionnelle et vie privée. Cela ne rend-il pas obsolète la pertinence de la notion de temps de travail, voire le contrat de travail lui-même ?

Pascal Lokiec : Il y a une tentation à laquelle il ne faut pas céder, celle de penser que le numérique obligerait à passer du salariat à un nouveau business model, tout entier fondé sur le travail indépendant. Indépendance et autonomie ne se confondent pas. Les travailleurs du numérique ou ceux utilisant les outils numériques dans le cadre de leur travail sont parfois plus autonomes que les autres. L’informatique permet de se connecter aux fichiers de l’entreprise depuis son ordinateur ou son smartphone. Le télétravail est ainsi favorisé. Un nombre croissant de salariés, dans la limite des contraintes de leur tâche, peuvent s’organiser comme bon leur semble pour remplir leurs objectifs. Les outils nomades leur permettent de travailler hors du bureau ou de l’entreprise : chez le client, à l’hôtel, dans la voiture, assis dans leur canapé… et presque n’importe quand. Les notions de jours ouvrables et d’heures fixes de travail sont de ce fait largement relativisées. Cependant, cette autonomie continue de s’inscrire dans un lien de subordination avec l’employeur, qui a la capacité d’imposer des objectifs, des manières de faire et qui a, surtout, une capacité plus grande qu’avant à contrôler le salarié. Si celui-ci n’est plus en permanence sous le regard de son supérieur hiérarchique, son travail et ses résultats sont épiés à la loupe à partir de ces mêmes outils numériques qui semblent le libérer des contraintes des horaires et du regard.

Le business model de l’économie numérique ne suppose-t-il pas, néanmoins, la multiplication des emplois hors salariat ?

Le rapport du DRH d’Orange, Bruno Mettling, pointe le fait que, dans nombre de pays, l’adaptabilité de l’économie numérique repose sur la multiplication de l’emploi hors salariat. C’est effectivement la tendance à laquelle on assiste dans les pays anglo-saxons et celle vers laquelle certains souhaiteraient tirer la France, au nom de la flexibilité supposée plus grande de l’emploi non salarié. Il est à noter que, même aux États-Unis, pays peu protecteur en ce qui concerne le droit social, un nombre croissant de jugements requalifient des contrats de freelance en contrats de travail, au motif que l’activité est exercée sous l’emprise et sous le contrôle d’une organisation. C’est notamment le cas de chauffeurs d’Uber qui, par exemple, sont sanctionnés s’ils sont mal notés par les clients en se voyant privés d’accès au serveur qui leur permet de travailler. Il faut rappeler haut et fort que le salariat, qui occupe 90 % des travailleurs en France, n’a jamais prouvé son inefficacité et que les entreprises ont aujourd’hui nombre de techniques pour organiser la flexibilité : télétravail, temps partiels, aménagements des 35 heures sur le mois ou l’année, forfaits-jours, dispositifs de mobilité géographique, etc.

Les directions d’entreprise cumulaient autrefois le pouvoir et le savoir. Ce n’est plus le cas. Elles continuent bien d’avoir le pouvoir – économique, de sanction, d’organisation – mais de moins en moins le savoir. Dans une économie de la connaissance, la notion de subordination doit être adaptée à la modernité. Mais elle continue de constituer l’essence même du travail salarié, qui tient dans ce rapport déséquilibré entre une partie faible, souvent en situation de dépendance économique, et une partie forte, qui contrôle son activité. L’entreprise multiplie les reportings et les objectifs chiffrés, parfois en temps réel. La rémunération dépend de plus en plus d’indicateurs de performance, ce qui constitue un facteur potentiel de stress et de risques psychosociaux. Quant au travail indépendant, il ne présente pas que des avantages, loin de là ! N’oublions pas que 90 % des autoentrepreneurs ont un revenu inférieur au smic ! Même si un vrai travail doit être fait pour sécuriser le statut social des travailleurs indépendants, en particulier pour ceux qui sont en situation de dépendance économique vis-à-vis d’un client unique ou quasi exclusif, on aurait trop à perdre à changer de modèle social ; la disparition du salariat ne serait bénéfique pour personne.

Que faire alors pour adapter le salariat à l’économie et au travail avec les outils numériques ?

L’avenir du travail à l’ère du numérique passe d’abord par un réexamen des contours de la subordination, qu’il conviendrait de centrer aujourd’hui sur l’idée de contrôle. Un certain nombre de garde-fous doivent aussi être consolidés. La directive européenne sur le temps de travail prévoit de larges facultés de dérogation aux durées maximales, aux repos journaliers et hebdomadaires, etc. Il me semble dangereux d’en profiter, comme cela est parfois suggéré, pour étendre le forfait-jours à l’ensemble des salariés de l’économie numérique qui, autonomes dans leur recours aux outils, ne le sont pas quant aux résultats qu’ils doivent atteindre.

L’essor d’une véritable sécurité sociale professionnelle, destinée notamment à faciliter les transitions professionnelles, est tout aussi essentiel. Mais elle ne doit surtout pas être abordée comme le moyen d’accompagner, en en adoucissant les effets, la fin du salariat. Aucune fatalité technologique n’implique la disparition du salariat et des protections qui l’accompagnent.

Il y a un vrai danger à jouer les cassandres en prophétisant le déclin du salariat quand il faudrait, au contraire, en défendre le principe et améliorer l’efficacité des protections. Pour faire le lien avec le débat sur la réforme du Code du travail, ce n’est certainement pas en déplaçant le curseur vers les accords d’entreprise, avec le risque d’un droit du travail à la carte, que l’on œuvrera en ce sens. Des principes clairs, dont certains figurent dans le rapport Mettling, doivent être fixés, non pas seulement entreprise par entreprise au moyen de chartes ou d’accords d’entreprise, mais aussi et surtout dans la loi : droit à la déconnexion, définition d’un statut pour les administrateurs de réseaux qui peuvent avoir accès aux données personnelles des salariés, précision des contours de la responsabilité de l’employeur dans le travail à distance, etc. C’est aussi en réalisant ces adaptations que l’on parviendra à convaincre que l’avenir du travail se situe dans le périmètre du salariat.

Pascal Lokiec Professeur en droit social

Parcours

→ Pascal Lokiec est professeur en droit social à Paris Ouest-Nanterre-La Défense et associé au sein du cabinet Corpus Consultants fondé par Robert Badinter.

Il est l’auteur d’ouvrages sur le droit du travail, notamment Il faut sauver le droit du travail ! (Odile Jacob, janvier 2015).

Lectures

→ Transformation numérique et vie au travail, Bruno Mettling, rapport au ministère du Travail, de l’emploi, de la formation professionnelle et du dialogue social, sept. 2015 travail-emploi.gouv.fr

→ Tous connectés, partout, tout le temps ?, Jean-Emmanuel Ray, chronique Actualités des TIC dans la revue Droit social, juin 2015.

Auteur

  • Pauline Rabilloux