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L’interview

Serge Volkoff : « Un travail soutenable est biocompatible, ergocompatible et sociocompatible »

L’interview | publié le : 22.09.2015 | Violette Queuniet

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Serge Volkoff : « Un travail soutenable est biocompatible, ergocompatible et sociocompatible »

Crédit photo Violette Queuniet

La “soutenabilité” du travail est un enjeu majeur en période d’allongement de la vie professionnelle. Mais les évolutions actuelles ne la favorisent pas.

E & C : Vous venez de publier, à la demande de la Fondation de Dublin(1), un rapport sur la “soutenabilité” des conditions de travail. Quelle définition donnez-vous à ce terme ?

Serge Volkoff : Un travail est soutenable si on peut l’occuper durablement sans nuire à sa santé, en restant dans un statut d’emploi suffisamment sécurisé et en travaillant de manière efficace. Est donc soutenable un travail correspondant aux trois critères suivants : biocompatible, c’est-à-dire adapté aux propriétés fonctionnelles de l’organisme humain et à leur évolution au fil de l’existence ; ergocompatible, donc propice à l’élaboration de stratégies de travail efficientes ; sociocompatible, autrement dit propice à la vie sociale sur et hors lieu de travail. Le tout à l’échelle d’une vie professionnelle complète.

Comment ont évolué les conditions de travail ces dernières années à l’échelle européenne ?

Le rapport identifie quatre tendances majeures. La première est la persistance de contraintes physiques importantes. Les statistiques montrent que l’ampleur des populations concernées reste la même, malgré les progrès techniques. Pour deux raisons : la part des ouvriers est encore large et, surtout, la mobilisation manuelle est très importante dans des professions non ouvrières : chez les caissières, les employés de l’hôtellerie, le personnel de nettoyage, le personnel hospitalier et de l’aide à la personne, etc.

Deuxième tendance : la progression lente mais continue des horaires décalés et notamment nocturnes. Troisième tendance : l’accentuation des contraintes temporelles. Dans de plus en plus de secteurs et de professions, il faut travailler dans l’urgence. C’est devenu un modèle d’organisation.

Enfin, la dernière évolution est l’accélération du tempo des changements dans les entreprises. Avec, pour corollaire, la valorisation du changement – « Ça change, donc par principe, c’est mieux » – et la mise à l’écart de ceux qui sont réticents – la fameuse résistance au changement.

Des tendances peu compatibles avec la soutenabilité du travail ?

La non-soutenabilité est bien démontrée pour les contraintes physiques. Les charges lourdes, les postures pénibles provoquent une usure des corps, essentiellement des articulations. Par ailleurs, les conditions de travail ne tolèrent pas des personnes qui présentent ces mêmes déficiences dans la plupart des postes.

C’est plus ambivalent pour les autres tendances observées. À long terme, les horaires nocturnes sont peu soutenables. Ils ont des effets avérés non seulement sur le sommeil, la digestion, mais aussi sur le système cardiovasculaire et sur l’apparition de cancers. Mais, à court terme, les horaires nocturnes font l’objet de compromis qui rendent le travail soutenable sur d’autres aspects : une rémunération plus élevée, une plus grande marge d’autonomie au travail, parfois une organisation plus commode de sa vie hors travail, etc.

Même ambivalence en ce qui concerne le travail sous pression du temps. Dans l’instant, un certain nombre de personnes y trouvent un aspect vivant, stimulant. Nous avons souvent rencontré dans nos études des gens qui étaient sortis de l’intensification parce qu’ils n’en pouvaient plus et qui, pourtant, regrettaient ce côté un peu “au front”. Ce qui rend cette intensification non soutenable, c’est l’organisation du travail : les gens n’ont pas les bonnes informations, les bons outils, les bonnes collaborations. Et les efforts qu’ils font pour faire face à cette intensification ne sont pas assez reconnus dans leur évaluation.

L’accélération des changements dans les entreprises est également ambivalente. Il est normal et souhaitable qu’il y ait de la mobilité, des réorganisations, de nouveaux produits et services, des changements dans les équipes. Ce qui n’est pas soutenable, à la longue, est que ces changements ne soient pas anticipés et que les temps d’appropriation soient insuffisants.

Quelles pistes proposez-vous pour rendre le travail soutenable ?

Donner des pistes générales, c’est courir le risque de la banalité. C’est pourquoi le rapport est complété par des “fiches-exemples” sectorielles, illustrant la façon dont la soutenabilité peut se décliner dans des contextes professionnels particuliers. Cela dit, on peut rappeler les grands principes : améliorer les conditions de travail ; prévoir des systèmes d’aménagement et de réaffectation pour les personnes qui vont moins bien – ce qui peut arriver chez les jeunes mais qui, statistiquement, arrive plus souvent aux plus âgés – ; reconnaître l’expérience. Nous plaidons très fortement pour ce dernier aspect. L’expérience des salariés est une ressource énorme à laquelle bien des entreprises ne font pas assez appel. Plutôt que de fonctionner avec l’idée d’un individu moyen qui n’existe pas et tendre à une normalisation du travail, il faudrait au contraire tenir compte de la diversité des expériences concrètes au moment de réorganiser un atelier ou un logiciel, d’acheter une machine, d’élaborer un plan de formation, de bâtir une équipe, etc. Un travail n’est soutenable que s’il tolère une large diversité entre les individus et s’il laisse place au libre jeu de l’activité humaine.

L’allongement de la vie professionnelle fait de la soutenabilité des conditions de travail un enjeu majeur. Or près de 40 % des entreprises assujetties à l’obligation de signer un accord sur la prévention de la pénibilité (2) n’ont encore rien engagé. Qu’en pensez-vous ?

Un certain nombre d’entreprises ont mis en place des fiches d’exposition et ont conclu des accords. C’est mieux que rien – même si les effets concrets sont plus ou moins palpables ! Le réseau Anact-Aract s’en est bien emparé pour faire des clubs d’entreprise sur le sujet.

Les accords seniors – et maintenant les contrats de génération – ont également bien pris en compte, de fait, la question de la soutenabilité. Des entreprises, y compris des PME, ont conclu des accords soucieux des itinéraires des gens, des préoccupations humaines concrètes dans leurs ateliers ou services. Il est vrai que c’est plus fréquent lorsque les entreprises se portent bien financièrement.

(1) Agence communautaire pour l’amélioration des conditions de vie et de travail à l’échelle européenne.

(2) Loi n° 2010-1330 du 9 novembre 2010 portant sur la réforme des retraites.

Serge Volkoff : statisticien et ergonome

Parcours

→ Serge Volkoff, statisticien et ergonome, a dirigé le Centre de recherches sur l’expérience, l’âge et les populations au travail (Creapt) jusqu’en 2012.

→ Il est, depuis sa retraite, chercheur invité au Centre d’études de l’emploi (CEE). Il siège au Conseil d’orientation des retraites.

→ Il a écrit Les Conditions de travail (avec M. Gollac et Loup Wolff, La Découverte, 2014) et Le Travail avant la retraite (avec A.-F. Molinié et A. Jolivet, Éd. Liaisons, 2014).

→ Il vient de publier, avec C. Gaudart, Conditions de travail et “soutenabilité” : des connaissances à l’action, rapport de recherche n° 91, CEE, août 2015 (sur www.cee-recherche.fr).

Lectures

→ Pénibilité et santé : les conditions de l’effort soutenable au travail, coordonné par J.-C. Marquié et M.-C. Amauger-Lattes, Octarès, 2014.

→ La Vie professionnelle, dirigé par A.-F. Molinié, C. Gaudart et V. Pueyo, Octarès, 2012.

→ L’Idéal au travail, M.-A. Dujarier, PUF, 2012.

Auteur

  • Violette Queuniet