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L’interview

ÉRIC SURDEJ : « LE MANAGEMENT CORÉEN EST EFFICACE COLLECTIVEMENT MAIS DESTRUCTEUR POUR LES INDIVIDUS »

L’interview | publié le : 14.04.2015 | Frédéric Brillet

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ÉRIC SURDEJ : « LE MANAGEMENT CORÉEN EST EFFICACE COLLECTIVEMENT MAIS DESTRUCTEUR POUR LES INDIVIDUS »

Crédit photo Frédéric Brillet

Une hiérarchie exemplaire, que le salarié coréen, véritable patriote de son entreprise, ne remet jamais en cause ; une organisation du travail rigide ; un stress entretenu… autant d’ingrédients qui engendrent une certaine performance mais qui détruisent les personnes. Ce modèle ne séduit guère les cadres français, et commence à faire douter de son efficacité les Coréens eux-mêmes.

E & C : Qu’est-ce qui caractérise le management à la coréenne, au point que vous ayez eu envie d’en faire un livre* ?

Éric Surdej : Le découpage des gestes, la stricte estimation des temps et des coûts, la fixation d’objectifs précis à atteindre et, à l’arrivée, une sanction implacable : quel que soit l’objet industriel ou l’objectif concerné, la démarche reste la même. Ce modèle mise sur le sens de l’honneur et de l’exemplarité, le respect de l’engagement et, surtout, la volonté de se surpasser jusqu’à l’épuisement. À mon arrivée en 2002 à LG France, par exemple, de grands panneaux affichés dans les couloirs promettaient qu’en 2010, l’entreprise serait dans le Top 3. Une telle ambition pouvait prêter à sourire pour une marque aussi marginale sur le marché national. Il n’empêche qu’en 2010, nous avions atteint la majorité des objectifs. Entre-temps, LG France avait recruté 600 personnes supplémentaires et l’effectif y est monté jusqu’à un petit millier de salariés, dont certains avaient des fonctions européennes avec une localisation à Paris. Cette percée m’a valu, en 2007, d’être le premier Français, et surtout non-Coréen, au monde à intégrer le club très fermé des 400 cadres dirigeants du groupe. Pour les cadres français ou expatriés, cela signifiait souvent travailler quinze heures par jour. On m’avait surnommé le « Half Corean », ça n’était pas une formule innocente. Il est vrai que, dans ce pays, on est évalué en permanence sous toutes les coutures…

À l’école comme en entreprise, tout est mesuré, noté et fait l’objet d’un classement et d’un reporting. Devenu président de la filiale française, j’avais une vingtaine d’objectifs majeurs à respecter sur des critères classiques comme la progression du chiffre d’affaires et de la marge. Mais j’étais aussi censé, tous les matins, rassembler à l’extérieur des bâtiments la majorité du personnel afin de lui faire entonner l’hymne LG. Je trouvais cela totalement inadapté à la vie professionnelle française et je l’ai refusé. Mon directeur général coréen l’a donc signalé et cela a impacté négativement ma note. Ce reporting confine parfois à la délation. Une messagerie dédiée sur le site intranet permettait à chacun de formuler ses remarques en tout genre sur un collègue, un supérieur, un subordonné. Tous les messages étaient examinés en haut lieu, avec comme seul souci la bonne marche de l’entreprise.

Quelle conséquence l’évaluation a-t-elle sur le rythme de travail ?

Cette culture du résultat engendre l’obsession du « pali pali » – « plus vite, plus vite ». La pression sur les dirigeants est telle qu’elle agit comme un pignon qui entraîne toute la chaîne. Chacun court après des objectifs qu’un autre supérieur lui a fixés, lequel doit lui-même obtenir des résultats qui lui ont été imposés. Donc, pas de perte de temps en conversations personnelles ou en réunions filandreuses. Chacun y fait son exposé de façon précise et brève, sans être interrompu, et quelques dizaines de minutes plus tard, la séance est levée.

Quel est le rôle de la hiérarchie dans ce modèle ?

Le chef doit être exemplaire, constituer une icône d’intégrité, de ponctualité et de rigueur. Il a toujours raison et on ne discute pas ses ordres. Ce respect se manifeste aussi par un certain formalisme : dans l’entreprise, les Coréens s’adressent la parole en indiquant d’abord leur grade, puis leur nom de famille. Lorsqu’un grand patron de LG visite une filiale, chose parfois annoncée à la dernière minute, tout doit être parfaitement scénarisé. Outre la préparation exhaustive des chiffres et tableaux, je me souviens avoir fait récurer les locaux, jusqu’à la moindre salle où, a priori, il n’y avait aucun risque qu’il pénètre, juste pour me conformer au protocole.

Dans votre livre, vous racontez que ce culte de la hiérarchie encourage un management par le stress sans équivalent ailleurs.

Le stress y est considéré comme un accélérateur de performance. Si l’employé coréen accepte sans sourciller la colère de son patron, c’est parce que, enfant et jeune homme, il a accepté celles de son propre père, puis des professeurs. J’en ai pris conscience dès mon premier jour à LG France : dans le bureau d’à côté, le président hurlait en coréen contre un collaborateur, puis je l’ai entendu lui lancer un objet qui s’est écrasé contre le mur, tant la tension était forte. J’ai essayé d’adoucir certains comportements inacceptables en France, qui relevaient, pour les Coréens, de la normalité. Mais lorsque la croissance s’est essoufflée à la fin des années 2010, ils sont sortis à nouveau de leurs gonds, moins par agressivité à l’égard des autres que pour éliminer leur propre stress. L’ambiance de travail est devenue de plus en plus conflictuelle, avec procès aux prud’hommes et plaintes à l’inspection du travail. Les départs de bons éléments français se sont alors enchaînés. J’en étais venu à refuser de recruter des gens compétents parce que je savais qu’ils ne pourraient s’adapter.

Quel rôle les RH jouent-elles dans ce système ?

Les RH du groupe en Corée contribuent à développer un sentiment d’appartenance très fort, un patriotisme d’entreprise, mais les enquêtes sociales en interne ne reflètent pas la réalité. Il est demandé aux salariés s’ils sont satisfaits de leur travail, si leur supérieur les respecte, fait bien son job de manager, mais les réponses ne sont jamais anonymes. Elles sont transmises aux supérieurs et donc toujours positives, d’autant plus que ces derniers sont aussi évalués sur ces critères. C’est une grande mascarade connue, mais récurrente.

Les méthodes coréennes sont efficaces collectivement pour l’exécution des stratégies et le respect des délais, mais destructrices pour les individus et, finalement, contre-productives. À force d’ignorer la dimension humaine et locale du management, ils ont découragé l’implication des cadres français. Mais un phénomène identique est constaté, à des degrés divers, dans la plupart des filiales. La rigidité du modèle nuit aussi à la communication entre les salariés locaux et leurs collègues coréens. Le problème tient à ce que les managers qui pourraient faire évoluer ce système en sont exclus avant d’arriver en haut de l’organisation.

La Corée va-t-elle persister dans cette voie ?

Les Coréens eux-mêmes, surtout les moins de 40 ans et ceux qui ont étudié et travaillé à l’étranger, deviennent de plus en plus critiques. D’anciens collègues coréens m’ont fait savoir qu’ils partageaient mes vues mais n’oseraient jamais les exprimer en public. Mon interview en prime time par une grande télévision coréenne, a aussi occasionné beaucoup de réactions sur les réseaux sociaux coréens, et mon livre va être publié au Pays du matin calme. À défaut d’y voir les prémices d’un changement, il est certain que cela animera les discussions dans les bureaux…

* Ils sont fous, ces Coréens ! (Calmann-Lévy).

ÉRIC SURDEJ DIRIGEANT D’ENTREPRISE

Parcours

→ Éric Surdej est l’auteur du livre intitulé Ils sont fous, ces Coréens ! (Calmann-Lévy, 2015), dans lequel il raconte son expérience chez LG.

→ Diplômé de l’IAE de Paris et titulaire d’un MBA (Lausanne), il a occupé des postes de directeur marketing, commercial et général dans de grands groupes, dont de grandes marques asiatiques (Sony, Toshiba). Il intègre LG France en 2003 où il finira président de la filiale France et Benelux.

→ Depuis 2012, il exerce des missions de consultant dans différents secteurs.

Lectures

→ Le Capital au 21e siècle, Thomas Piketty, Seuil, 2013.

→ Stratégie Océan Bleu. Comment créer de nouveaux espaces stratégiques, Chan Kim et Renée Mauborgne, Pearson, 2010.

→ La République, Platon, Hachette.

Auteur

  • Frédéric Brillet