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COMPTE PÉNIBILITÉ : VERS DES MODES D’EMPLOI par métier ?

L’enquête | publié le : 03.02.2015 | V. L.

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COMPTE PÉNIBILITÉ : VERS DES MODES D’EMPLOI par métier ?

Crédit photo V. L.

L’année 2015 sera décisive pour l’avenir du compte pénibilité. S’il est d’ores et déjà entré en vigueur, il pourrait faire l’objet de modalités d’application simplifiées, à la demande pressante du patronat. Les branches professionnelles seront particulièrement sollicitées pour élaborer des modes d’emploi par métier, tenant compte de la spécificité de leurs activités.

Entré en vigueur depuis le 1er janvier dernier, le compte personnel de prévention de la pénibilité (C3P) n’en finit pas de mobiliser le patronat contre lui. Qualifié d’usine à gaz, de choc de complexité, il a fait descendre les chefs d’entreprise dans la rue en fin d’année.

Et le 16 janvier dernier, Coop de France, organisation professionnelle des coopératives agricoles, a carrément appelé au boycott du dispositif, jugé « impossible à mettre en œuvre ».

L’été dernier, le gouvernement avait pourtant accepté de reporter au 1er janvier 2016 l’entrée en application de six des dix facteurs de pénibilité, jugés les plus complexes. Mais ces six facteurs étaient bien au menu des décrets déterminant les seuils d’exposition donnant droit à l’attribution de points, parus le 10 octobre 2014.

LECTURE DES SEUILS TROP COMPLEXE

Depuis, les organisations patronales ne cessent de dénoncer la complexité de lecture des seuils définis dans les décrets et l’inapplicabilité du dispositif en l’état. Le président François Hollande lui-même s’en est mêlé en annonçant, en novembre, la constitution d’une mission de simplification. Celle-ci réunit Christophe Sirugue, député PS de Saône-et-Loire, et Gérard Huot, ancien président de la CCI de l’Essonne, officiellement nommés courant janvier, qui n’auront pas la tâche facile. Dans sa lettre de mission, le Premier ministre, Manuel Valls, indique que les travaux devront permettre de « formuler des propositions de simplification du dispositif, de sécurisation juridique, pour prévenir d’éventuelles sources de contentieux, et d’articulation avec les actions de prévention des entreprises. En particulier, ces propositions porteront sur l’équilibre à trouver entre la définition et le suivi individuel de l’exposition aux facteurs de pénibilité et des appréciations plus collectives des situations de pénibilité, moins individualisées mais plus simples à suivre pour les entreprises ».

Une idée reprise par Pierre Gattaz, président du Medef, le 20 janvier dernier, lors de sa conférence de presse mensuelle, lorsqu’il a prôné une évaluation de la pénibilité des salariés qui ne soit pas strictement individuelle, mais il n’est « pas question de créer de nouveaux régimes spéciaux », a-t-il ajouté.

Les propositions de la mission de simplification seront remises au gouvernement en juin 2015. Elles devront s’articuler avec celles de Michel de Virville, conseiller maître à la Cour des comptes, qui mène, quant à lui, une mission « d’appui aux branches professionnelles » pour l’élaboration de leurs « modes d’emploi » et de préparation de la mise en place des facteurs de pénibilité entrant en vigueur au 1er janvier 2016. Il avait lui-même proposé, en juin 2014, la construction de ces modes d’emploi, à l’issue de la concertation relative à la mise en place du compte personnel de prévention de la pénibilité. « Il m’est aussi demandé d’évaluer si des branches rencontrent des difficultés particulières, indique Michel de Virville. Ces problèmes identifiés, ma mission pourrait alors se connecter avec celle du député Christophe Sirugue et de Gérard Huot, afin de résoudre ces points de blocage. »

La balle est donc dans le camp des branches professionnelles pour préparer des modes d’emploi lisibles pour leurs adhérents. « Attention, toutefois, aux modes d’emploi qui seraient uniquement descendants, prévient Hervé Garnier, secrétaire national de la CFDT. Il faudrait privilégier les accords autour de référentiels de branches, qui, eux, seraient opposables. »

L’appui des institutions de prévoyance est intéressant, selon lui, car ce sont des structures paritaires où il est possible de faire retomber la pression.

CRAINTE DE LA FAUTE INEXCUSABLE ET DU PRÉJUDICE D’ANXIÉTÉ

Les employeurs craignent un contentieux lié à l’attribution des points portés au compte des salariés. Mais ils redoutent aussi un détournement de l’usage de la fiche de prévention : « En effet, l’employeur y admet l’exposition à un risque, nonobstant les moyens de protections et les mesures de prévention dans un contexte où l’obligation de sécurité de résultat pèse déjà lourdement. Les recours en faute inexcusable pourraient être facilités en cas de maladies professionnelles. Surtout, des demandes au titre d’un préjudice d’anxiété de salariés qui ne sont atteints d’aucune pathologie, mais qui craignent de l’être, risquent de se développer », explique Joumana Frangie-Moukanas, avocate associée au cabinet Flichy Grangé Avocats.

« Le système est complexe, reconnaît Jean-Claude Delgènes, directeur général de Technologia, c’est sa fragilité. Mais si on veut que les entreprises le mettent en place, il faut ouvrir le débat de la simplification. » Sa société, spécialisée dans la prévention des risques professionnels, a d’ailleurs organisé une conférence autour de ce sujet, le 11 décembre dernier, avec Adéis et l’ANDRH, et a présenté des pistes de simplification (lire ci-dessus).

« Je suis d’accord pour dire qu’il ne faut pas d’une usine à gaz, sinon, c’est la meilleure façon de ne pas appliquer le dispositif, affirme aussi Éric Aubin, secré- taire confédéral de la CGT, en charge des retraites. La complexité repose sur l’idée de mesurer individu par individu sur une journée. Mais pour les carreleurs ou les maçons, par exemple, sans remplir 36 formulaires, on peut dire d’emblée qu’ils rentrent dans ces critères de pénibilité ».

Pour l’heure, les déclarations politiques laissant ouvertes des voies d’aménagement possibles, la tendance est davantage à l’attentisme dans les branches et les entreprises. À l’exception, notamment, des transports de la Loire ou des services d’aide à domicile, qui ont engagé des formations-actions. Des expériences qui permettent précisément d’analyser finement le travail réel, dans une perspective de modes d’emploi des métiers ciblés. De son côté, l’ANDRH interroge actuellement les DRH concernés par les quatre premiers facteurs de pénibilité afin de contribuer aux réflexions en cours.

Certains secteurs ne se précipitent pas. « Nous espérons que la mission de simplification prendra la mesure de la complexité et des impasses du système actuel, déclare Frank Gambelli, directeur environnement, sécurité et conditions de travail à l’UIMM (Union des industries et métiers de la métallurgie). Sous l’empire du dispositif antérieur, de nombreux guides pratiques ont été fournis sans difficulté : les seuils étaient déterminés par les entreprises elles-mêmes. Aujourd’hui, les seuils fixés par la loi sont des seuils d’ouverture de droits, et non des seuils techniques de prévention. Le problème est qu’ils ont été formulés au regard d’une idée abstraite de l’entreprise. »

Selon Serge Volkoff, directeur de recherche associé au Centre d’études de l’emploi (CEE), les seuils établis sont le fruit d’un compromis entre connaissances scientifiques, acceptabilité sociale et coût économique : « Si l’on s’inscrit dans une démarche de prévention, il faut parfois analyser très finement l’activité pour identifier les solutions ergonomiques adéquates. Mais l’approche du compte n’est pas celle-là. Une évaluation plus grossière suffirait : elle recueillerait notamment les caractéristiques d’un travail qui, en probabilité, aurait une incidence, soit sur l’espérance de vie, soit sur la qualité de vie au grand âge. »

Les méthodes ergonomiques d’analyse du travail peuvent mesurer une exposition en période d’activité normale pendant un temps donné, puis l’extrapoler sur l’année, relève Jean-Christophe Berthod, directeur des activités santé au travail chez Secafi. De plus, les entreprises sont clairement invitées par la loi à utiliser leur document unique d’évaluation des risques. L’employeur doit y consigner en annexe la proportion de salariés exposés au-delà des seuils, et mentionner les données collectives utiles à l’évaluation des expositions individuelles aux facteurs de risque. Il assure aussi la traçabilité des expositions en remplissant une fiche de prévention remise au salarié au plus tard le 31 janvier de l’année suivante.

Depuis 2010, les entreprises devaient déjà définir les seuils de pénibilité. « Beaucoup moins de salariés se trouveront exposés au-delà des seuils réglementaires dans le cadre du compte pénibilité », fait remarquer Frédéric Caillaud, directeur métier HSE (hygiène, sécurité, environnement) chez Bureau Véritas. De ce fait, et sur cet axe-là, le dispositif est allégé. » Ce qui fait craindre à de nombreux experts que l’on oublie les démarches de prévention.

PRÉVENTION

Hervé Lanouzière, directeur général de l’Anact, rappelle l’importance de cet objectif. Si l’Anact n’est pas sollicitée directement dans le cadre de la mise en place du compte pénibilité, elle travaille depuis plusieurs années sur des problématiques liées à la prévention de l’usure professionnelle. Une expérimentation est en cours avec la Cnamts dans cinq régions pour construire « une offre globale de services à des entreprises qui emploient un fort taux de seniors et ont une forte accidentabilité », indique-t-il.

« Investir dans la prévention de la pénibilité, c’est faire des économies. Ce qui manque dans la loi, c’est un volet réellement incitatif de promotion de la prévention », souligne Jean-Christophe Berthod.

SEUILS : DÉFINITION ET APPRÉCIATION

Plusieurs dispositions relatives à la définition des seuils et à leur appréciation suscitent des interrogations de la part des experts. Ils avancent des pistes de solution.

LE TEMPS D’EXPOSITION

La durée d’exposition à un facteur de risque doit être évaluée au regard des conditions habituelles de travail, appréciées en moyenne sur l’année. Le problème, souligne le cabinet Technologia, dans un document regroupant des pistes de simplification (en ligne sur <www.technologia.fr>), est que « les entreprises peuvent avoir des approches très différentes selon qu’elles examinent le personnel inscrit aux effectifs et exposé à la pénibilité ou qu’elles calculent le temps effectif d’exposition à la pénibilité moins toutes les formes d’absence. » Les branches pourraient négocier sur la définition du temps d’exposition aux facteurs de pénibilité, suggère le cabinet. Par ailleurs, la définition des seuils en heures apparaît compliquée. « L’expression en pourcentage du temps travaillé serait beaucoup plus simple, avance Jean-Jacques Ferchal, expert en prévention des risques professionnels. On pourrait ainsi établir qu’un salarié exposé à une contrainte plus de 50 % de son temps de travail serait reconnu comme étant soumis à la pénibilité. »

LE TRAVAIL RÉPÉTITIF

La loi fixe le seuil à un temps de cycle inférieur ou égal à une minute. Et ajoute une cadence imposée supérieure à 30 actions techniques par minute. Le tout pendant plus de 900 heures par an. « La notion d’actions techniques est à éclaircir pour bien cerner celles qui impliquent de fortes sollicitations et pénalisent la santé », estime Jean-Jacques Ferchal.

LE BRUIT

« La loi fixe le seuil à 80 décibels, 600 heures par an. Or la loi dit aussi que les protections individuelles sont obligatoires au-delà de 85 décibels. Au regard du seuil retenu pour le compte pénibilité, les salariés exposés à des valeurs supérieures à 9o décibels, voire plus, mais protégés ne seront pas considérés comme exposés, explique Jean-Jacques Ferchal, alors qu’à 80 décibels sans protection, ils le seraient. Un autre problème se pose : les entreprises vont sans doute imposer le port des protections à partir de 80 décibels, les salariés les plus jeunes seront protégés, mais les plus âgés risquent de considérer qu’on les oblige au port de protections pour les empêcher d’acquérir des points au titre du compte pénibilité. » Pour Frédéric Caillaud, de Bureau Veritas, le diagnostic d’exposition au facteur bruit peut s’avérer relativement simple. « Il pourra ne pas être nécessaire de réaliser une cartographie de bruit exhaustive. Il pourra suffire de mesurer le bruit au poste le plus exposé de l’atelier pour statuer », illustre-t-il. Par ailleurs, l’exposition des salariés étant limitée par la prise en compte des protections, il est donc particulièrement important que l’entreprise ait une bonne gestion des équipements et s’assure de leur port.

LES TEMPÉRATURES EXTRÊMES

La loi prévoit qu’une exposition à des températures comprises entre – 5 degrés ou + 30 degrés durant plus de 900 heures par an est un facteur de pénibilité.

« Si on lit stricto sensu le texte, il prend en compte soit l’exposition à des températures très froides, soit celle à des températures très chaudes, mais pas la question des variations de températures, analyse Antoine Dezalay, manager de projet chez Ariane Conseil, cabinet spécialisé dans la prévention des risques professionnels. Par exemple, la situation d’un cariste qui fait des allers-retours entre un entrepôt et l’extérieur n’est pas prise en compte. » Autre exemple cité par Jean-Jacques Ferchal, « certains salariés dans l’industrie du verre sont exposés à des températures de 70 à 80 degrés, dont ils doivent s’extraire rapidement au bout d’une demi-heure, ils n’y seront pas exposés 900 heures au total… »

Auteur

  • V. L.