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Le déploiement à reculons DU COMPTE PÉNIBILITÉ

ZOOM | publié le : 13.01.2015 | Rozenn Le Saint

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Le déploiement à reculons DU COMPTE PÉNIBILITÉ

Crédit photo Rozenn Le Saint

“L’usine à gaz” tant décriée par le patronat est entrée en vigueur au 1er janvier. Mais jusqu’ici, les salariés semblent davantage s’y intéresser que les employeurs. Les juristes, eux, craignent les contentieux avenir.

La mise en place du compte personnel de prévention de la pénibilité dans les entreprises du secteur privé a bien débuté le 1er janvier. Impossible pour le gouvernement de faire marche arrière. Le dispositif est inscrit noir sur blanc dans la réforme des retraites de 2010. Et il avait conditionné la signature de la CFDT.

Sa mise en œuvre en 2015 a néanmoins été partiellement reportée. Seuls quatre des dix facteurs de pénibilité étant activés : ceux qui ne nécessitent pas de mesures particulières, comme le travail de nuit (au moins 120 nuits par an), le travail en équipes successives alternantes (au moins 50 nuits par an), le travail répétitif (au moins 900 heures par an) et l’activité exercée en milieu hyperbare (au moins 60 interventions par an).

Le gouvernement a ainsi cédé au lobbying du patronat, notamment des représentants des entrepreneurs du BTP, principaux concernés par les six autres critères : la manutention manuelle de charge, les postures pénibles, les vibrations mécaniques, les agents chimiques dangereux, les températures extrêmes et le bruit.

Pour autant, rares sont les employeurs parés à la première manœuvre. « Un client sur deux ne sait même pas que la mise en application du compte débute le 1er janvier ; ils n’ont aucune idée de la somme qu’ils vont devoir payer », témoigne Alexia Alart Mantione, juriste en droit social chez Exco (réseau d’experts-comptables). Car, si les entreprises crient à “l’usine à gaz” depuis l’annonce de la mesure, peu ont cherché à se renseigner, selon Emmanuelle Hirschhorn, en charge de la mise en œuvre du compte pénibilité à la Caisse nationale d’assurance vieillesse (Cnav).

Attentisme des employeurs

En plus du site Internet lancé le 2 novembre par le gouvernement, (<www.preventionpenibilite.fr>), un numéro vert – le 36 82 – a été mis à la disposition des salariés et des employeurs. La Cnav s’engage à donner une réponse dans les cinq jours… Encore faut-il téléphoner. Sur dix appels reçus, seuls trois émanent d’employeurs inquiets. « Nous recevons davantage d’appels de salariés qui veulent savoir s’ils sont éligibles au compte pénibilité », indique Emmanuelle Hirschhorn. « Mes entreprises clientes n’appellent pas le numéro vert pour l’instant, elles se contentent des informations basiques », confirme Joumana Frangie-Moukanas, associée chez Flichy Crangé Avocats.

Un attentisme qui n’est certainement pas étranger aux hésitations du gouvernement. Le 18 décembre 2014 encore, Europe 1 annonçait que la mise en œuvre du compte pénibilité serait « simplifiée » et « allégée »: « Les critères de pénibilité vont être définis métier par métier et des postes serviront de repère pour l’employeur », indiquait le site Internet de la radio. Et d’évoquer un « possible report au-delà de 2016 » pour la mise en œuvre des six autres critères.

Pour définir les emplois types, une mission composée d’un chef d’entreprise et d’un député socialiste sera constituée « prochainement ». Pourtant, Michel de Virville, conseiller maître à la Cour des comptes à qui le gouvernement avait confié l’élaboration des décrets de mise en application du compte, avait rejeté cette possibilité, les représentants des salariés évoquant des conditions de travail différentes pour un même métier selon les entreprises.

Finalement, seuls les grands groupes ayant déjà adopté une politique de prévention de la pénibilité et beaucoup travaillé sur l’élaboration du document unique, tel Solvay, se sentent prêts pour la mise en place du compte pénibilité. Et encore !

Chez Cagneraud, spécialisé dans le BTP, Sébastien Ronot ne sait pas combien des 1 700 collaborateurs seront concernés par le dispositif. Pourtant, l’entreprise s’implique dans la prévention de l’usure au travail. « Des achats de matériels ont été réalisés dans le cadre de la lutte contre la pénibilité dans les parcours professionnels », indique simplement le chargé de sécurité.

Hervé Rotagnon, directeur du magasin Intermarché à Civens (Loire) a, lui, déjà estimé les risques dans le cadre de l’élaboration du document unique : « Nous sommes partis de zéro en réalisant notre propre audit pour évaluer, poste par poste, les différents risques liés au port de charges lourdes, aux gestes répétitifs ou au bruit. Nous allons comparer les critères retenus avec les textes concernant le compte pénibilité », indique-t-il. Il espère que le groupement des Mousquetaires proposera un logiciel, différent de celui de la paie, qui simplifierait l’évaluation de la pénibilité pour chaque salarié, critère par critère.

Si les employeurs n’arrivent pas à estimer combien ils devront débourser pour le compte pénibilité, ils savent déjà que les cotisations de base (pour toutes les entreprises) se limitent à 0,01 % des rémunérations à partir de 2017. Les cotisations additionnelles étant fixées à 0,1 % de celles des salariés exposés à un seul facteur pour 2015 et 2016, puis à 0,2 % à partir de 2017. Ces cotisations seront doublées en cas d’expositions multiples. Quoi qu’il en soit, « ce sera assez éloigné des montants faramineux que l’on pouvait imaginer lors de la création du compte », estime la juriste Alexia Alart Mantione.

À moyen terme, les risques de contentieux inquiètent également. « Nous nous préparons à l’éventualité de recours de la part de salariés dès la fin de l’année 2016, admet Emmanuelle Hirschhorn. Il s’agira de vérifier l’exposition au facteur de pénibilité, la déclaration des employeurs par rapport à l’effectivité et à l’ampleur des expositions. » Me Joumana Frangie-Moukanas évoque un double litige, relatif aux salariés qui vont contester le calcul des points alimentant leur compte pénibilité, et à la remise, chaque année, de la fiche pénibilité aux collaborateurs concernés, dont le contrôle est confié aux Carsat.

Recours pour faute inexcusable

« Je crains surtout un contentieux plus grave. Les salariés pourront appuyer leur argumentation sur les fiches de décompte des facteurs de pénibilité. Elles représentent la preuve que leur employeur admet une exposition à un risque, même si des mesures de protection ont été mises en place », alerte l’avocate. À l’heure où l’obligation de moyens et de résultats pèse fortement sur les employeurs, elle évoque une inflation assurée des recours de salariés pour faute inexcusable en cas de maladies professionnelles, à l’appui de ces fiches.

Par ailleurs, « comment ne pas faire le lien avec le préjudice d’anxiété invoqué par des salariés non malades, qui se disent exposés à un risque et craignent de développer une maladie ? », interroge-t-elle. Rien n’empêchera, dit-elle, la Cour de cassation de se fonder sur ces fiches pour rendre ses décisions.

Auteur

  • Rozenn Le Saint