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L’interview

Christelle Martin-Lacroux : « LES DÉFICIENCES EN ORTHOGRAPHE PEUVENT HANDICAPER LA CARRIÈRE »

L’interview | publié le : 06.01.2015 | Violette Queuniet

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Christelle Martin-Lacroux : « LES DÉFICIENCES EN ORTHOGRAPHE PEUVENT HANDICAPER LA CARRIÈRE »

Crédit photo Violette Queuniet

Recruteurs, collègues et clients tirent des conséquences de la présence de fautes d’orthographe dans le cadre professionnel : manque de rigueur, de compétences professionnelles, voire de respect… Or cette déficience risque de s’aggraver avec les générations arrivant sur le marché du travail.

E & C : Vous travaillez actuellement, dans le cadre d’un doctorat, sur le lien entre orthographe des candidats et recrutement. Pourquoi cette recherche ?

Christelle Martin-Lacroux : D’une part, l’idée reçue selon laquelle on écrit de moins en moins est totalement erronée : 31 % des salariés consacrent au moins un quart de leur journée de travail à écrire ou à renseigner des documents. Un taux qui monte jusqu’à 57 % dans certaines activités, notamment financières. De manière générale, 70 % des salariés sont amenés à rédiger dans le cadre de leur activité. Cela a conduit certains auteurs à parler de « prolifération des écrits dans l’univers du travail ». D’autre part, en tant que professeure à l’université, je constate que les étudiants estiment souvent que le contenu de leurs écrits importe davantage et qu’on ne doit donc pas les juger sur l’orthographe ou la typographie. Beaucoup n’ont pas conscience que des déficiences en orthographe peuvent les handicaper dans leur carrière… et ce dès l’embauche.

De fait, le lien entre orthographe et recrutement a déjà été fait dans la littérature anglo-saxonne : la présence de fautes d’orthographe diminue la confiance du lecteur envers l’auteur et affecte la perception qu’il a de ses aptitudes intellectuelles, de son caractère consciencieux. Elles le font même apparaître comme moins amical et sympathique !

Selon votre étude, les recruteurs français sont eux aussi attentifs à l’orthographe des candidats.

Ils en déduisent en effet des choses similaires en termes de savoir-être – manque de professionnalisme, de rigueur – et de compétences – déficiences au niveau de l’aptitude générale, des aptitudes langagières, des compétences de communication –, etc. Mais ce qui singularise les recruteurs en France est le lien que certains font entre les fautes d’orthographe du candidat et son origine sociale et culturelle – il vient d’un milieu défavorisé –, sa politesse ou encore des troubles cognitifs – dyslexie.

En fait, quand on doit choisir entre des CV, on cherche des indices. Donc on infère des qualités ou des défauts à tout ce que l’on voit. L’orthographe fait évidemment partie des éléments considérés. Mais cela ne veut pas dire que tous les recruteurs voient les choses de la même façon. Leur lecture des dossiers de candidature montre que, s’ils ont tous un avis pour expliquer la présence de fautes, ces avis sont variés : « C’est à cause de la méthode globale » ; « On ne fait plus de dictées », ou encore « Ils ont été nourris au lait du SMS ». Certains estiment qu’une faute de clavier n’est pas grave, d’autres que c’est au contraire une négligence impardonnable ; certains ne vont pas s’émouvoir devant dix fautes dans un dossier. Et les émotions des lecteurs sont elles aussi très variées : certains sont atterrés, d’autres en colère, tandis que d’autres rient.

Mais cela signifie-t-il qu’un candidat qui fait des fautes aura moins de chances d’être recruté ?

Selon mon étude, un dossier comportant des fautes d’orthographe a deux fois et demie plus de risques d’être rejeté qu’un dossier non fautif. Et un dossier comportant des fautes typographiques – « coquilles » – a près de deux fois plus de risques d’être rejeté. Cela dépend en fait du niveau d’orthographe du recruteur : un dossier fautif a deux fois plus de chances d’être rejeté qu’un dossier non fautif s’il est examiné par un sujet lui-même bon en orthographe.

Existe-t-il, de fait, un lien démontré entre orthographe, capacités intellectuelles et compétences professionnelles ?

Même dans les métiers exigeant de la rédaction, nous ne disposons pas d’études montrant le lien entre la compétence orthographique et la performance. Toutefois, des liens sont établis par certains auteurs, d’une part entre les résultats à des tests d’orthographe et les résultats à des tests de general mental abilities (GMA), c’est-à-dire de connaissances cognitives générales ; et, d’autre part, entre des tests de GMA et la performance future en poste et en formation. Ce qui permet donc de faire un lien indirect entre niveau d’orthographe et performance en poste. Comment l’expliquer ? Certains chercheurs estiment que les résultats en orthographe reflètent une bonne capacité à apprendre.

Selon les études, les conséquences d’une déficience en orthographe ne concernent pas seulement la personne qui fait des fautes mais aussi les équipes, voire l’entreprise.

La présence de fautes sur un site Internet diminue en effet non seulement la crédibilité des informations données sur le site mais aussi l’image de l’entreprise et fait donc baisser les achats. Autre exemple : la présence de fautes dans des écrits professionnels ralentit la lecture et démotive les clients ou les collègues ; autrement dit, ils ont moins envie de travailler avec l’auteur. Les conséquences sont aussi financières : une étude de 2004 du College Board* a ainsi estimé que 3,1 milliards de dollars étaient dépensés par an aux États-Unis pour remédier aux déficiences écrites des salariés. À cela s’ajoutent, selon des études sur l’illettrisme, des coûts cachés liés à l’orthographe : perte de temps de l’encadrement ; perte en productivité, puisque cela induit des retards dans la production… Il faut toutefois noter que les besoins en écrit des entreprises dépendent de leur taille (plus l’entreprise est grande, plus l’écrit est présent) et de leur secteur d’activité : celles qui travaillent dans la finance, l’énergie et les services aux entreprises ont une intensité très élevée d’écrit, tandis que celles de l’agriculture, des services aux particuliers ou de la construction y recourent moins.

… Et le pire est à venir.

Des études publiées par le ministère de l’Éducation nationale montrent que le nombre d’élèves qui font plus de quinze fautes dans une courte dictée est passé de 26 % à 46 % entre 1987 et 2007. De plus, les fautes qui ont le plus augmenté sont celles de grammaire, qui semblent indiquer un problème de réflexion. Or ces élèves dont on a étudié les écrits en 2007 ne sont pas encore sur le marché du travail. Les conséquences de cette évolution pour les entreprises ne sont pas établies. Si les futurs recruteurs font eux-mêmes davantage de fautes, ils seront sans doute moins attentifs aux fautes des candidats. Ou, au contraire, l’orthographe pourrait devenir un critère encore plus sélectif, et le niveau d’écriture une vraie qualité distinctive.

* ONG américaine d’éducation.

Christelle Martin-Lacroux Professeur en économie-gestion

Parcours

→ est enseignante en économie et gestion à l’IUT de Toulon. Elle prépare un doctorat en sciences de gestion (laboratoire GRM de l’université de Toulon) sur l’évaluation des compétences orthographiques au cours du processus de sélection.

→ Elle est intervenue dans le cadre du 18e congrès de l’Association internationale de psychologie du travail de langue française, à Florence, en août dernier, sur “Le jugement porté sur les déficiences d’expression écrite dans les CV” et sur “L’évaluation des compétences écrites lors du processus de recrutement” (coréalisé avec Alain Lacroux).

Lectures

→ DRH, le livre noir, Jean-François Amadieu, Seuil, 2013.

→ L’Orthographe, une norme sociale, Bernadette Wynants, éditions Mardaga, 1997.

→ Orthographe mon amour, Agnès Millet, Vincent Lucci, Jacqueline Billiez, Presses universitaires de Grenoble, 1990.

Auteur

  • Violette Queuniet