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L’interview

Sebastian Schulze-Marmeling : « LE RECOURS AUX PRUD’HOMMES N’EST PAS UNE EXCEPTION FRANÇAISE »

L’interview | publié le : 09.12.2014 | Pauline Rabilloux

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Sebastian Schulze-Marmeling : « LE RECOURS AUX PRUD’HOMMES N’EST PAS UNE EXCEPTION FRANÇAISE »

Crédit photo Pauline Rabilloux

Le système prud’homal est souvent considéré en France comme un frein à l’embauche. Ce ne sont pourtant pas les contentieux prud’homaux qui contribuent à augmenter le chômage, mais la hausse du nombre des demandeurs d’emploi qui tend à favoriser un recours plus élevé aux arbitrages judiciaires.

E & C : D’après vous, ce n’est pas la crainte des contentieux prud’homaux qui favoriserait la réticence à embaucher et qui influencerait donc le taux de chômage, mais bien la causalité inverse. Pourriez-vous expliquer cette affirmation, qui semble paradoxale ?

Sebastian Schulze-Marmeling : Les conseils de prud’hommes sont considérés par le patronat comme l’exemple même d’une institution “à la française”, qui rigidifie l’emploi car elle complique les licenciements, et qui, donc, est supposée freiner l’embauche. On a tendance à penser que la judiciarisation des litiges entre employeurs et salariés est plus forte en France qu’ailleurs et qu’elle tend à augmenter au fil du temps. L’analyse comparative au niveau européen permet au contraire de mettre en évidence que le système des prud’hommes n’est pas une exception française et que le taux de recours devant cette juridiction se situe, en France, légèrement en dessous de la moyenne européenne – à peu près 8 demandes par an pour 1 000 salariés, contre 11 en Europe – sur le fond d’une grande stabilité du recours aux prud’hommes. Entre 1983 et 2012, le nombre de nouvelles affaires par an se situe bon an mal an entre 150 000 et 170 000. Par ailleurs, si une corrélation existe bien entre le taux de recours devant les prud’hommes et le chômage, elle est inverse à celle que l’on évoque le plus souvent. Le taux de recours aux prud’hommes tend à augmenter par suite d’une hausse du chômage et il diminue quand le chômage baisse.

Comment expliquez-vous cette incidence du chômage sur la judiciarisation des litiges individuels du travail ?

On a pris l’habitude, dans le débat français, de considérer le système des prud’hommes indépendamment du travail lui-même. On prend le processus par son terme au lieu de l’envisager comme l’aboutissement d’une chaîne de causalités. Déposer une demande auprès des prud’hommes est une démarche longue et lourde pour le salarié. À Paris, le temps du recours se situait entre quinze et dix-huit mois en 2013. Le recours au conseil de prud’hommes n’est que la dernière étape d’un processus qui prend sa source dans un conflit survenu au sein de l’entreprise. Plusieurs explications peuvent être avancées concernant l’incidence du chômage sur l’augmentation du nombre de recours. La première est purement mécanique. Dans une conjoncture économique difficile, le nombre de licenciements augmente et, avec lui, le nombre de licenciements abusifs. Le fait qu’il soit plus difficile de retrouver du travail explique aussi que le salarié cherche davantage à faire valoir ses droits qu’il ne se l’autoriserait s’il pouvait retrouver facilement un emploi.

Par ailleurs, indépendamment des situations de licenciement, l’observation empirique permet de constater que le climat social se tend dans les entreprises en difficulté. La pression sur les salariés augmente et les relations employeurs-employés sont plus hostiles, donc les litiges plus fréquents. Enfin, il ressort de notre recherche que, dans la relation de subordination liant employeurs et salariés, la non-participation de ces derniers à la formulation des règles et à la prise de décision augmente l’émergence des conflits et, en conséquence, le taux de procès prud’homaux. Les prud’hommes sont le dernier recours ; il traduit l’échec des mécanismes préalables de gestion des conflits du travail. C’est après avoir remarqué que le nombre de recours devant les tribunaux en charge des litiges professionnels avait explosé en Grande-Bretagne, en même temps que les syndicats disparaissaient quasiment de la scène sociale, que je me suis intéressé au cas français. Les chiffres sont impressionnants. La présence d’un syndicat ou de délégués du personnel diminue de 41 % le recours aux prud’hommes. La présence d’un comité d’entreprise fait chuter le taux de recours de 48 % et la présence d’un CHSCT de 51 %.

Quelles leçons convient-il d’en tirer ?

Puisque les instances représentatives du personnel contribuent à un meilleur fonctionnement des relations professionnelles grâce à un ensemble de règles mutuellement convenues, notamment dans les accords collectifs, et diminuent la judiciarisation des litiges du travail, le constat est assez simple : c’est en favorisant le bon fonctionnement du dialogue social dans l’entreprise que l’on contribuera à faire régresser la judiciarisation des litiges du travail. Les instances représentatives, pour peu que leur travail ne soit pas entravé et que le dialogue fonctionne avec les directions d’entreprise, permettent à la fois d’anticiper et d’alerter sur les problèmes. Elles incitent les employeurs à être plus attentifs au respect de la législation.

On constate que les pays européens dotés d’un fort taux de couverture des salariés par des conventions collectives sont significativement moins concernés par la judiciarisation des contentieux du travail. On relève un effet similaire chez ceux qui accordent des droits étendus aux instances représentatives du personnel, à savoir la cogestion ou la consultation plutôt qu’une simple information. Dans les “anciens” pays membres de l’Union européenne, un taux de syndicalisation élevé, souvent associé à une forte représentation salariale dans l’entreprise, diminue la fréquence des recours prud’homaux. Limiter la compétence de ces tribunaux reviendrait simplement à déplacer la conflictualité vers l’absentéisme ou vers un recours plus fréquent à la grève. On peut aujourd’hui remarquer que les recours aux prud’hommes sont moindres dans les entreprises qui ont récemment connu une grève. Il y a de nombreuses manières d’exprimer le conflit, il faut donc le gérer à l’intérieur même des entreprises, le plus en amont possible.

La judiciarisation signe l’échec de la collaboration. Dans la même logique, contester les seuils actuels en matière d’instances représentatives reviendrait certainement à affaiblir encore le travail de coordination entre les représentants du personnel et les employeurs en vue de désamorcer les conflits. La France prétend aujourd’hui ériger l’Allemagne en modèle. Or c’est un pays où les tribunaux de règlement des contentieux du travail et les comités d’entreprise existent. On prétendait, il y a une dizaine d’années, que l’économie allemande était l’enfant malade de l’Europe. Elle semble aujourd’hui florissante sans que son modèle social ait beaucoup changé. Syndicats et patronats ont collaboré pour trouver des solutions consensuelles en temps de crise, notamment le chômage partiel, ce qui a permis aux entreprises d’être très réactives au moment de la reprise. Réclamer une nouvelle réforme du droit du travail pour diminuer l’immixtion des juges, mais aussi celle des salariés dans la gestion de l’entreprise, me semble un faux débat.

Sebastian Schulze-Marmeling CHERCHEUR ASSOCIÉ AU CEE

Parcours

→ Sebastian Schulze-Marmeling, politologue allemand ayant obtenu un master et un doctorat en Grande-Bretagne, est chercheur associé au Centre d’études de l’emploi (CEE) et chargé de projet à Astrees, think tank sur les problématiques de transformations du travail et de l’emploi.

→ Il travaille entre autres sur les instances représentatives du personnel européennes. Il est l’auteur d’une publication intitulée “Les conseils de prud’hommes : un frein à l’embauche ?” (Connaissance de l’emploi n° 111, juin 2014).

Lectures

→ Au cœur des prud’hommes, Véronique Brocard, Stock, 2014.

→ L’activité des conseils de prud’hommes de 2004 à 2012 : continuité et changements, Maud Guillonneau et Évelyne Serverin, ministère de la Justice, 2013.

Auteur

  • Pauline Rabilloux