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L’interview

Pierre-Yves Gomez : « Pour sortir de la crise, revenons au travail réel »

L’interview | publié le : 25.11.2014 | Violette Queuniet

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Pierre-Yves Gomez : « Pour sortir de la crise, revenons au travail réel »

Crédit photo Violette Queuniet

La financiarisation de l’économie a conduit à rendre le travail invisible. Replacer le travail au cœur des préoccupations de l’entreprise est une condition pour sortir de la crise.

E & C : Dans votre livre (1), vous affirmez que le travail est devenu invisible parce qu’on a oublié que c’était lui qui créait la richesse. Comment en est-on arrivé là ?

Pierre-Yves Gomez : J’ai voulu montrer que ce qui se passe au niveau microéconomique dans les entreprises est très dépendant de la macroéconomie. À partir des années 1970, il a fallu trouver un financement de l’économie de rente – les retraites essentiellement –, et on a autorisé le placement de l’épargne des ménages, via les fonds d’investissement, directement dans le capital des entreprises. L’objectif était de sécuriser les retraites. Cela a eu pour conséquence d’amener une énorme quantité d’argent auprès des entreprises cotées et donc de créer une concurrence, par l’épargne des ménages, sur le financement boursier. Cette concurrence a conduit les entreprises à attirer ces capitaux en promettant des taux de profit élevés. En effet, le financement en capital n’est pas remboursable, donc la valorisation se fait par le profit réalisé. Dans un second temps, il a fallu promettre aux marchés une valorisation par une bonne utilisation des capitaux, et notamment par l’innovation.

Cette transformation, qu’on appelle la financiarisation, consiste à orienter l’activité économique vers le résultat financier. Avec des conséquences sur le travail, car les entreprises ont dû s’organiser pour conserver un haut niveau de profit à tous les niveaux de production.

Comment cela se traduit-il concrètement ?

Il faut pouvoir évaluer la participation de la production à la réalisation du profit. D’où le développement d’outils de gestion de plus en plus quantitatifs, de systèmes de contrôle de gestion, de reporting, d’évaluation qui réduisent de plus en plus la connaissance du travail jusqu’à le faire disparaître. Au fond, on n’a pas besoin de savoir ce que font les gens. Ce qui importe, c’est de savoir ce que leur travail réalise. L’essentiel du travail des cadres aujourd’hui est bien de contrôler les tableaux, de vérifier que les objectifs sont atteints. Ils n’ont plus le temps – et ils le disent – de s’occuper matériellement de la signification du travail et de son contenu.

Quelles sont les conséquences de cette “disparition” du travail ?

Pour créer de la valeur, le travail doit combiner trois éléments : la dimension subjective, la dimension objective et la dimension collective. Le travail est subjectif : c’est une personne qui travaille, et une partie de la valeur créée l’est parce que c’est elle, avec ses compétences propres, qui réalise le travail. Il est objectif car il produit un résultat. Enfin, il est collectif, car on travaille en dépendance et en relation avec d’autres travailleurs, dans un système de solidarité. Le travail qui crée de la valeur se développe dans ces trois dimensions. Or le travail s’atrophie de plus en plus dans sa dimension objective, déjà très réduite.

La conséquence est que la valeur créée par le travail s’épuise. On constate depuis quelques années que la productivité stagne dans tous les pays. C’est l’absence de visibilité du travail qui est en cause. Je pense que nous sommes en crise du fait d’une exploitation inappropriée et non soutenable du travail. Les entreprises sont à bout de souffle, elles n’arrivent plus à créer, elles s’épuisent. Les subprimes n’ont été qu’un élément déclencheur. La crise était latente bien avant. La vraie crise, c’est celle du travail.

Comment sortir de cette crise ?

La sortie de crise passera par la définanciarisation. Le centre de la reconquête de la valeur – et donc, de la sortie de crise – est de replacer le travail réel au cœur des préoccupations d’une entreprise. Parce qu’en économie, il n’y a de création de valeur que par le travail. Il faut revenir à ce qui se fait réellement. Que font les personnes ? Où se crée la valeur ? Où sont les compétences qui créent la valeur ? Sans prétendre détenir les clés de la sortie de crise, je fais quelques propositions de bon sens. La première, c’est de favoriser la circulation hiérarchique, c’est-à-dire l’immersion régulière des décideurs et managers dans le travail réel d’autres travailleurs. On ne pourra plus admettre dans les années qui viennent qu’un manager ne connaisse pas le travail réel des personnes qu’il est censé manager. Deuxième proposition : la subsidiarité. Nul ne connaît mieux son travail et la manière de le faire que les travailleurs eux-mêmes. Il faut donc leur donner le plus de pouvoir possible. À eux de prendre, à leur niveau, les décisions de bon sens. En revanche, ils ne peuvent pas faire certaines choses. C’est à eux – et c’est aussi l’intelligence qu’ils peuvent mettre dans leur travail – de demander aux niveaux supérieurs de les aider à les mettre en œuvre. La subsidiarité, c’est réaliser au niveau n et demander de l’aide au niveau n + 1. La véritable délégation de pouvoir se fait de bas en haut, et non de haut en bas.

Enfin, la troisième proposition est d’intégrer le travail dans les instances de gouvernement des entreprises, à travers des administrateurs salariés. L’importance du travail est telle qu’il est devenu absurde que les instances suprêmes de gouvernance des entreprises ne soient contrôlées que par les représentants du capital. Le rapport Gallois souhaitait qu’il y ait 30 % d’administrateurs salariés. La loi du 14 juin 2013 est en deçà, avec l’obligation pour les entreprises de plus de 5 000 personnes d’avoir au moins un administrateur salarié – deux si le conseil compte plus de 12 membres –, mais c’est un premier pas.

Quel rôle voyez-vous jouer aux DRH pour revaloriser le travail ?

L’avenir est aux DRH s’ils s’emparent du sujet du travail ! Ils sont devenus des gestionnaires de contrats et de carrière, alors que l’essentiel de la fonction serait de veiller au travail. On a besoin de personnes qui connaissent les travailleurs, qui aient pour mission de veiller au « pourquoi » et au « comment » du travail, qui traitent les questions des conditions de travail, non pas dans un sens étroit ou doloriste, mais au niveau de l’organisation. Est-ce que l’organisation de l’entreprise permet de bien travailler ? Est-ce qu’elle encourage le travail bien fait ? Ce seront les grandes préoccupations des entreprises pour les années qui viennent, et les DRH ont là un rôle essentiel à jouer.

1 Le Travail invisible. Enquête sur une disparition. François Bourin Éditeur, 2013.

Pierre-Yves Gomez ÉCONOMISTE

Parcours

→ Pierre-Yves Gomez, économiste et docteur en gestion, est professeur à l’EM Lyon et directeur de l’Institut français de gouvernement des entreprises. Il a été élu en 2011 président de la Société française de management.

→ Il est l’auteur de plusieurs ouvrages, parmi lesquels L’Entreprise dans la démocratie (De Boeck, 2009). Le Travail invisible. Enquête sur une disparition (François Bourin, 2013) a été trois fois lauréat en 2014 : prix du meilleur ouvrage sur le monde du travail du club Le Toit citoyen ; prix du livre RH 2014 Sciences Po-Syntec Recrutement-Le Monde ; prix de la fondation Manpower Group/HEC Paris.

Lectures

→ Éloge du carburateur. Essai sur le sens et la valeur du travail, Matthew B. Crawford, La Découverte, 2010.

→ Métamorphoses du travail, André Gorz, Galilée, 1988 et Gallimard 2004.

→ Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale, Simone Weil, Gallimard, 1998 [1980].

Auteur

  • Violette Queuniet